Une initiative législative prise par un nombre de députés est en cours d’examen en vue de réduire l’émigration légale, en croissance exponentielle, des compétences et des élites scientifiques tunisiennes, vers des pays étrangers. Si l’exode légal des médecins et des ingénieurs atteint un niveau critique pour le développement socioéconomique de la Tunisie, à court et moyen terme, son empêchement ne fait pas l’unanimité. Le chômage des diplômés et l’absence d’opportunités d’innovations, de recherches et d’évolution de carrière, localement, sont autant de facteurs qui expliquent cette fuite des cerveaux vers l’étranger à la recherche d’un environnement professionnel gratifiant et épanouissant.
Entre le 24 et le 28 novembre 2024, en à peine cinq jours, neuf spécialités médicales figurent dans le tableau des offres d’emploi proposées par l’Arabie saoudite et le Qatar, données publiées sur le site de l’Agence tunisienne de coopération technique. Deux gynécologues obstétriciens, un spécialiste en chirurgie plastique, deux médecins urgentistes, un médecin réanimateur en soins intensifs, un chirurgien ophtalmologiste, un ophtalmologiste pédiatrique, un dermatologue. Les offres de recrutement couvrent tous les mois précédents de l’année et la liste est encore longue touchant à tous les domaines d’activité économique : construction et bâtiment, ébénisterie, commerce et vente, santé-infirmerie, développement régional, hôtellerie, boulangerie, pour ne citer que ces exemples. Les pourvoyeurs d’emplois sont des parties officielles, il s’agit d’Etats comme l’Allemagne, l’Italie, le Canada, des pays du Golfe, la Libye, la Mauritanie et des institutions des Nations unies. Entre 2019 et 2023, le recrutement à l’étranger par le biais de l’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT), a grimpé de 28,5%. L’émigration pour le travail à travers les canaux officiels a le mérite d’éviter aux nouvelles recrues toute sorte de mauvaises surprises, facilite l’installation et l’adaptation au nouvel environnement de vie et garantit l’emploi sans délai.
Exil économique, un rêve partagé
Depuis les événements de 2010-2011, la tendance de l’émigration des compétences a augmenté de façon spectaculaire. Les raisons de l’exode sont innombrables : crises politiques et économiques, fort taux de chômage, dégradation du niveau de vie et des conditions de travail, non-attractivité des salaires, absence de perspectives de carrière professionnelle, violences ciblant le corps médical hospitalier pendant la décennie noire, recherche d’opportunités pour développer les compétences et la capacité d’innovation. Pour les couples avec enfants, un autre critère est, également, pris en compte : l’éducation des enfants qui, en Tunisie, s’est beaucoup dégradée, surtout pendant la décennie post-révolution qui a été marquée par des vagues incessantes de grèves des enseignants de tous les niveaux de l’enseignement public.
L’exil économique est désormais le rêve de générations de diplômés du supérieur qui scrutent des postes d’emploi valorisants, des opportunités d’expertise et des perspectives de carrière ambitieuses. Selon une étude de l’Institut tunisien des études stratégiques dont les résultats ont été publiés en juillet 2024, l’émigration des ingénieurs serait de l’ordre de 3000 annuellement au cours des trois précédentes années avec un pic de 6500 ingénieurs en 2022. L’expert universitaire Samir Hamdi parle de 8500 ingénieurs qui auraient quitté le pays. Selon l’étude de l’ITES, la Tunisie a été classée au 111e rang mondial en termes de rétention des travailleurs qualifiés. A l’échelle arabe, la Tunisie est au 2e rang en termes de fuite des cerveaux après la Syrie. Elle occupe le même classement à l’échelle africaine. Cette hémorragie des compétences scientifiques touche divers secteurs stratégiques et principalement l’ingénierie, la santé et l’enseignement. C’est une délocalisation de l’expertise et de la capacité d’innovation tunisiennes qui constitue une grave menace pour le développement économique et social du pays, au moment où le monde prend le virage du tout technologique et numérique. Dans sa thèse de doctorat portant sur « les intentions d’émigration des jeunes médecins en famille : états des lieux et motifs », Dr Brahim Ben Slama, cité par l’Agence Anadolu le 15 juillet 2021, indique qu’entre 2011 et 2016, 40% des Tunisiens ayant émigré vers les pays de l’OCDE étaient des diplômés du supérieur, les médecins figuraient à la troisième place derrière les enseignants chercheurs et les ingénieurs. En se référant à un chiffre du syndicat des médecins de la santé publique, le médecin précise qu’entre 2019 et 2021, 800 médecins ont émigré chaque année et qu’entre 2011 et 2016, le nombre de candidats médecins tunisiens inscrits aux épreuves de vérification des connaissances (EVC) a grimpé de 60%. Ceci, sans oublier les personnels paramédicaux tunisiens très demandés en Europe et dans les pays arabes. C’est dire l’ampleur de la fuite des cerveaux qui frappe le domaine de la santé et les sombres horizons qui s’annoncent pour les familles tunisiennes en termes de disponibilité et d’accès aux soins, après avoir connu, pendant des décennies, l’âge d’or de la médecine tunisienne.
Atténuer l’impact négatif de la fuite des cerveaux
Cette vague de départs, la plupart sans retour, est appréhendée sous divers angles par les Tunisiens. Certains critiquent un choix égoïste qui va entraîner un manque à gagner en termes de ressources fiscales et de formation des générations montantes et un frein aux investissements étrangers, au moment où la Tunisie a besoin de ses compétences formées à grands frais pour gagner la bataille du développement technologique, numérique et de la transition énergétique. D’autres défendent un mal nécessaire pour les jeunes compétences qui, en l’absence de conditions pour briller et être utiles au pays, sont contraintes de briguer ailleurs des horizons plus performants et plus prometteurs, jetant la responsabilité de la fuite des compétences sur l’Etat qui n’a pas su retenir ses « cerveaux ».
Les plus optimistes estiment que cette émigration est un pur bénéfice pour la Tunisie considérant les transferts en devises des Tunisiens résidant à l’étranger —première ressource en monnaies étrangères devant le tourisme et les exportations agricoles— et la possibilité de créer des collaborations entre les compétences tunisiennes à l’étranger et le tissu économique local ou l’université publique dans la perspective de développer la recherche et de mettre à niveau la formation universitaire aux standards internationaux. Des solutions devront être trouvées au plus vite afin d’atténuer l’impact négatif de la fuite des cerveaux sur l’avenir économique et social du pays.
Le diagnostic des conséquences de la fuite des cerveaux sur la santé économique de la Tunisie est établi et connu par les experts et les décideurs politiques. Les recommandations de l’ITES sont, à ce titre, éloquentes. L’Institut tunisien des études stratégiques suggère cinq mesures : amélioration des conditions de travail, incitations financières, renforcement de la formation continue, promotion de la recherche et développement et création de partenariats internationaux. Toute une stratégie et une politique publique à envisager qui nécessitent des moyens financiers importants et des plans d’action audacieux pour réussir à freiner cette hémorragie des compétences et, au mieux, inverser la tendance vers des retours définitifs. C’est l’espoir que nourrit un groupe de députés à l’ARP qui se penche actuellement sur l’élaboration d’un projet de loi en vue de freiner l’émigration des compétences tunisiennes. Le président de la commission de l’éducation, de la formation, de la recherche scientifique, des jeunes et du sport, Fakhreddine Fadhloun, en plante le décor sur Ettassiâa TV.
Fakhreddine Fadhloun
Le député soutient qu’«il n’est plus possible de continuer sur cette lancée, beaucoup de médecins et d’ingénieurs, qui ont coûté cher aux contribuables, ont quitté le pays tandis que d’autres pays profitent de leurs compétences. Il faut mettre un terme à tout cela ». Et l’élu de préciser : « L’initiative législative examine l’option d’imposer un dédommagement financier aux compétences tunisiennes à l’étranger une fois embauchées. Il ne s’agit pas d’empêcher ces compétences de bénéficier d’opportunités de travail dans des pays étrangers mais de permettre à l’Etat tunisien de récupérer une partie des investissements consacrés à la formation de ces compétences ».
L’initiative parlementaire est sans doute de bonne foi mais sa suggestion risque d’être contreproductive en raison de son aspect coercitif. Les TRE jouent déjà un rôle très important dans le renflouement des caisses de l’Etat en devises étrangères, les fonds transférés augmentant d’une année à l’autre. Une décision coercitive ciblant les compétences à l’étranger risque de porter un coup à cette tendance spontanée de transferts de fonds de l’étranger très utiles au budget de l’Etat tunisien.