Gates prédit l’éclat, Suleyman craint l’ombre 

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Bill Gates fait une prédiction alarmante : l’IA remplacera les enseignants et les médecins d’ici 10 ans et avertit que les humains pourraient devenir obsolètes pour la plupart des tâches

Par Dr Sami Ayari*

 Les récentes déclarations de Bill Gates sur l’intelligence artificielle (IA) ont déclenché des réactions vives et passionnées, un écho amplifié par son retrait progressif de la scène technologique active. Cofondateur de Microsoft, qu’il a lancé en 1975 avec Paul Allen, Gates a transformé l’industrie informatique en démocratisant l’accès aux ordinateurs personnels, faisant de Microsoft une des entreprises les plus influentes au monde. Après avoir dirigé la société jusqu’en 2000 comme PDG, puis occupé un rôle de conseiller technologique jusqu’en 2020, il a quitté le Conseil d’administration cette année-là pour se consacrer pleinement à la philanthropie, Gates n’est plus impliqué dans les opérations quotidiennes de Microsoft, mais reste une voix incontournable dans le domaine technologique grâce à son expérience et son influence historique.
Bien qu’il ne soit plus au cœur de la gestion de Microsoft, ses prises de parole continuent de façonner les débats sur l’avenir de l’IA et son impact sur l’humanité. En février 2025, lors d’une interview dans The Tonight Show sur NBC, Gates a affirmé que d’ici une décennie, l’IA pourrait rendre les humains «inutiles pour la plupart des choses», y compris dans des domaines nécessitant actuellement une expertise humaine importante, comme l’enseignement et la médecine.
Gates a expliqué que les avancées rapides de l’IA transformeront des secteurs où l’expertise est aujourd’hui rare et coûteuse. 

Une révolution à portée de main : savoir et santé pour tous
Pour Bill Gates, l’IA ne se contente pas d’améliorer ce qui existe, elle promet une métamorphose complète des secteurs où l’expertise humaine est aujourd’hui rare, précieuse et souvent hors de prix. «Aujourd’hui, vous avez besoin d’un excellent médecin ou d’un excellent enseignant, mais dans les années à venir, de bons conseils médicaux et de bons tutorats deviendront gratuits et largement accessibles», a-t-il affirmé avec conviction. Il envisage un monde où les diagnostics médicaux précis, les traitements adaptés et l’apprentissage sur mesure ne reposeront plus sur des ressources humaines limitées, mais sur des systèmes intelligents capables de transcender les capacités actuelles. Cette universalité, selon lui, pourrait non seulement optimiser ces services, mais aussi abattre les murs économiques qui privent des millions de personnes d’un accès équitable.
Au fil de cette conversation télévisée, Gates a peint un tableau vivant : un futur où l’IA s’infiltre dans chaque aspect de notre quotidien, révolutionnant la médecine avec des diagnostics instantanés et l’éducation grâce à des tuteurs virtuels disponibles en permanence. «C’est très profond et même un peu effrayant parce que cela se produit très rapidement, et il n’y a pas de limite supérieure», a-t-il partagé avec Fallon, un mélange de fascination et de prudence dans la voix. Cette vision n’est pas un caprice récent. Elle s’ancre dans une réflexion de longue date. En 2017, il qualifiait la victoire de DeepMind, une IA de Google, au jeu de Go de «profonde avancée». Aujourd’hui, il confesse que la vitesse des progrès le dépasse. En 2023, il avait défié OpenAI de réussir l’examen AP Biology dans «deux ou trois ans». «Ils l’ont terminé en quelques mois», a-t-il noté sur son blog, décrivant cet accomplissement comme «le plus grand progrès technologique depuis l’interface graphique dans les années 1980». Cette accélération le captive autant qu’elle le pousse à réfléchir.

Entre espoirs et ombres : l’humanité à un tournant
Malgré son optimisme, Gates ne nie pas les remous que cette vague technologique pourrait provoquer. Il anticipe une érosion progressive du rôle des humains dans de nombreux métiers traditionnels. «En termes de fabrication, de déplacement des choses et de culture de la nourriture, avec le temps, ce seront essentiellement des problèmes résolus», a-t-il prédit, laissant entendre que l’IA et l’automatisation pourraient balayer des défis logistiques qui mobilisent encore des armées de travailleurs. Mais il cherche à rassurer : certains domaines, comme les sports ou le divertissement, devraient rester des refuges pour l’expression humaine. «Il y aura certaines choses que nous nous réserverons», a-t-il lancé à Fallon, tentant d’adoucir l’image d’un avenir dominé par les machines.
Ces prophéties jettent un éclairage brut sur les dilemmes à venir. D’un côté, des experts entrevoient une explosion de productivité et l’émergence de nouvelles possibilités économiques ; de l’autre, des voix alertent sur une fracture sociale sans précédent. Parmi elles, celle de Mustafa Suleyman, PDG de Microsoft AI, qui frappe par sa gravité. Dans son livre The Coming Wave, publié en 2023, il écrit : «Ces outils n’augmenteront l’intelligence humaine que temporairement. Ils nous rendront plus intelligents et plus efficaces pendant un certain temps et débloqueront d’énormes quantités de croissance économique, mais ils remplaceront fondamentalement la main-d’œuvre.» Cette perspective, plus sombre que celle de Gates, soulève une question cruciale : l’IA sera-t-elle une partenaire ou une rivale pour l’humanité ? Nous explorerons cet ouvrage plus en détail dans un instant.

Un guide depuis l’ombre : l’empreinte durable de Gates
Bien qu’il ait tiré sa révérence chez Microsoft, Bill Gates n’a pas rompu tous les liens avec l’univers technologique. Des rumeurs persistantes suggèrent qu’il distille encore des conseils informels sur la stratégie IA de l’entreprise, notamment grâce à son suivi attentif d’OpenAI depuis 2016. Mais ce qui le passionne désormais, c’est d’allumer l’étincelle chez ceux qui construiront demain. «Aujourd’hui, quelqu’un pourrait lever des milliards de dollars pour une nouvelle entreprise d’IA [qui n’est qu’] une poignée d’idées esquissées», a-t-il déclaré sur CNBC en septembre 2024. Avec une ferveur communicative, il motive les jeunes talents : «J’encourage les jeunes chez Microsoft, OpenAI, partout où je les trouve : ‘Hé, voici la frontière.’ Parce que vous avez un regard plus neuf sur cela que moi, et c’est votre fantastique opportunité.» En retrait, Gates se réinvente en mentor, tissant un pont entre son héritage de pionnier et un avenir qu’il espère voir façonné par des esprits nouveaux.
Il aime situer l’IA dans une lignée de ruptures historiques. Dans un billet de blog daté de mars 2023, il écrivait : «Le développement de l’IA est aussi fondamental que la création du microprocesseur, de l’ordinateur personnel, d’Internet et du téléphone portable.» Pour lui, l’IA n’est pas une simple étape : c’est une révolution qui redéfinit notre relation au monde, à l’image de ces innovations qui ont jalonné le passé.

Là où Bill Gates pourrait se méprendre : trois vérités à confronter
Bill Gates est une figure révérée, mais ses vues sur l’IA ne convainquent pas tout le monde. Si beaucoup admirent sa capacité à imaginer un monde transformé par la technologie, d’autres se demandent si son optimisme n’est pas excessif, voire déphasé par rapport aux réalités actuelles. Voici trois points où ses projections pourraient nécessiter un recalibrage, selon les experts :

 L’IA aggrave les inégalités déjà présentes
Bill Gates doit se rendre compte que l’IA, en l’état actuel, creuse les inégalités plutôt qu’elle ne les comble. Les grandes puissances et entreprises, comme les États-Unis ou la Chine, dominent le développement de l’IA, reléguant les pays moins avancés encore plus en arrière. Par exemple, les outils d’IA dans la santé exigent des technologies modernes que beaucoup d’endroits n’ont pas, accentuant le fossé entre riches et pauvres. Vu son dévouement philanthropique aux problèmes mondiaux, Gates devrait reconnaître cette réalité et encourager des approches plus équitables.

L’IA n’a pas l’autonomie que Gates lui prête
Bill Gates parle souvent d’un futur où l’IA fonctionnerait presque toute seule, prenant des décisions complexes avec peu de contrôle humain. Mais aujourd’hui, les systèmes d’IA sont loin d’être aussi indépendants. Ils ont besoin d’une intervention humaine régulière pour corriger leurs erreurs, améliorer les données et définir leurs buts. Des problèmes comme les biais dans les outils de recrutement par IA ou les accidents avec des voitures autonomes prouvent que la technologie dépend encore beaucoup des humains. Gates devrait modérer son optimisme en tenant compte de cette réalité : l’IA est un outil puissant mais qui n’est pas encore capable de fonctionner seule.

L’IA pose des problèmes éthiques plus grands que Gates ne l’admet
Enfin, Bill Gates semble souvent passer sous silence les dilemmes éthiques de l’IA. Des enjeux comme la protection des données, la perte d’emplois liée à l’automatisation et l’usage militaire de l’IA demandent une réflexion sérieuse. Par exemple, les modèles d’IA qui utilisent des données personnelles posent de gros problèmes de vie privée, et l’automatisation rapide risque de laisser des millions de travailleurs sans emploi, sans solutions immédiates. Avec son influence, Gates devrait encourager une discussion plus équilibrée sur ces questions, au lieu de présenter une vision trop simplifiée de l’avenir de l’IA.

 The Coming Wave : Mustafa Suleyman et l’appel à la vigilance
Face à l’élan optimiste de Gates, Mustafa Suleyman, PDG de Microsoft AI et cofondateur de DeepMind, propose une approche plus tempérée et lucide. Dans The Coming Wave, coécrit avec Michael Bhaskar et publié en 2023, il décrypte les bouleversements portés par les technologies émergentes – IA, biotechnologie, informatique quantique, nanotechnologies – et leurs répercussions sur le pouvoir, l’économie et la société au XXIe siècle. Entrepreneur britannique d’origine syrienne, Suleyman décrit une «vague technologique inarrêtable» qui promet de remodeler notre quotidien tout en semant des risques colossaux.
Pour Suleyman, nous sommes plongés dans une accélération sans équivalent. «Nous créons des technologies qui décident sans intervention humaine, marquant un tournant décisif dans l’histoire de notre espèce», écrit-il. L’IA automatise déjà des métiers qualifiés comme ceux des médecins, des avocats ou des enseignants ; la biotechnologie, avec des outils comme CRISPR, permet de réécrire le génome humain ; et l’informatique quantique menace de fissurer les fondations de la cybersécurité mondiale. Il introduit la notion de «Dilemma Zone», une phase où les avancées technologiques offrent autant de promesses que de périls : croissance économique et innovation, d’un côté, inégalités croissantes et chaos potentiel, de l’autre.
Suleyman alerte sur un risque de perte de contrôle si ces technologies évoluent trop vite sans régulation. Il imagine des scénarios troublants : une IA autonome pilotant des drones militaires, des virus modifiés échappant à toute maîtrise via le biohacking, ou la désinformation dopée par des deepfakes sophistiqués. «Sans garde-fous, nous pourrions perdre la maîtrise de nos propres créations», martèle-t-il. Pour contrer ces menaces, il propose des mesures concrètes : un traité mondial sur l’IA et la biotechnologie pour limiter les usages dangereux, des principes éthiques pour assurer la transparence des algorithmes, un système de surveillance des innovations, et des politiques pour amortir les chocs économiques et sociaux.
Contrairement aux «technoptimistes» comme Gates ou Sam Altman d’OpenAI, Suleyman célèbre le potentiel de l’IA tout en insistant sur ses dangers. «Ces outils amplifieront temporairement notre intelligence, mais ils remplaceront fondamentalement la main-d’œuvre humaine», affirme-t-il, voyant l’IA comme une force qui supplantera le travail plutôt qu’un simple amplificateur. Cette divergence avec Gates est saisissante : là où l’un mise sur une coexistence, l’autre redoute une substitution.
Suleyman ancre son analyse dans les défis actuels et les enjeux de gouvernance, proposant des solutions pour un avenir proche. Le livre a marqué les esprits, influençant les débats sur la régulation de l’IA, notamment au Forum économique mondial et autour de l’AI Act européen. Loué pour sa clarté et son appel à l’action, il est parfois critiqué pour avoir exagéré les menaces immédiates, mais reste une lecture essentielle.

Gates-Suleyman : deux visions pour un seul destin
Bill Gates et Mustafa Suleyman incarnent deux visages d’un même défi. Gates, porté par un optimisme visionnaire, voit dans l’IA une clé pour guérir les maux de l’humanité – santé, éducation, climat – tout en préservant des espaces où l’humain restera roi. Suleyman, plus circonspect, appelle à maîtriser cette vague avant qu’elle ne nous engloutisse, plaidant pour une gouvernance mondiale face à des risques bien réels. Leurs approches, à la fois complémentaires et opposées, reflètent l’ambivalence de notre époque : l’IA est une promesse enivrante, mais aussi une force qui pourrait redessiner notre place dans le monde. Entre ces deux visions, l’humanité devra naviguer, saisissant les opportunités tout en esquivant les écueils d’une révolution technologique sans pareille.

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