Couple d’opposition, droite et gauche attire le soupçon.
Lors d’une réunion d’anniversaire, le gestionnaire d’une entreprise rivalise de médisance avec un autre patron d’industrie : « H et R continuent à se réclamer de la gauche, mais il roulent en voiture de luxe et ils sont millionnaires. Je n’ai rien contre l’argent, mais ils utilisent leur passé comme un fonds de commerce ».
Pour l’énonciation de la même dénonciation, la droite française voue au purgatoire « la gauche caviar ».
L’accusation, banalisée, quasi internationalisée, rejoint le reproche adressé aujourd’hui en Tunisie, à des partisans au long cours militant. Lors d’une interview, l’une de ces personnes réplique à cette critique par un démenti catégorique. Mais la problématique soulevée à propos de l’intérêt porté à l’accumulation du profit outrepasse l’appartenance aux mouvances droitistes ou gauchistes. Le plus souvent tout agent social tâche de satisfaire, à sa manière, une panoplie d’aspirations focalisées sur l’avoir, le savoir ou le pouvoir. Foucault évoque « le souci de soi » et pour Spinoza « la loi de tout être est de persévérer dans son être ». Bon vivant, truculent, Rabelais nous lègue ce conseil passionnant : « Carpe diem » (cueille le jour). Qui ne le sait pas ? Le moment passé ne revient jamais. Bien plus terre-à-terre, pragmatique et prosaïque l’économiste Veblen lançait, parmi ses collègues, en l’an 1889 un concept placé, par lui, au cœur de la dynamique économique, celui de la fameuse « consommation ostentatoire ».
La possession et l’exhibition de l’argent ne servent guère à satisfaire des soi-disant besoins d’ordre biologique, elles répondent à l’univers des représentations. Sur le marché de l’offre et de la demande, il s’agit pour l’essentiel de cela.
Veblen reproche aux quantitativistes, férus d’équations mathématiques, leur occultation de la mise en scène et de l’exhibition. De nos jours, dans les grandes surfaces, les clients d’avant et d’après la révolution rivalisent de m’as-tu vu par le remplissage outrancier de chariots pleins à craquer.
Vis-à-vis de soi-même et d’autrui, l’effet démonstratif source la propension aux achats excessifs. La consommation ostentatoire épate les regards et contribue à l’auto persuasion afférente à la distinction. Elle délivre un sortilège garant du privilège.
Par ce biais, l’inutile rejoint l’utile. De la file d’acheteurs alignés face aux caisses, émanent, de temps à autre, les propos moqueurs et réprobateurs : « iwarri fi rouhou labèss alih , qadech bach yakol, ichtar machi lizibla ». Le prestige origine l’accumulation de marchandises vouées, pour une part aux poubelles, une fois périmées. Alors premier ministre, Mzali mena campagne contre les grandes quantités de pain jetées même encore bonnes à consommer. Mais avec les baguettes sacrifiées, les poubelles accueillent de multiples denrées. Ce gaspillage maximalise le volume ordurier où les plus déshérités viennent récupérer de quoi manger.
L’un régurgite et l’autre ingurgite
Non loin de la gare centrale, à la rue Ali Ben Ghedahem et à l’orée de la nuit, j’attendais au volant de ma Pony, peut-être sans m’apercevoir, l’homme aux allures de clochard fourre sa main au fond de la poubelle, fouille et porte, à sa bouche, la chose retirée d’où je ne sais quoi dégoulinait. Les privilégiés des grandes surfaces régurgitent ce que les damnés de la terre ingurgitent. Entre ces deux mondes en perpétuelle désunion l’ordure tire un trait d’union. Pendant ce temps de la récession, où sévit la misère, gens de gauche et gens de droite, parvenus presque au même standing, recherchent, à toute heure, l’ascension vers les hauteurs. Et leurs chamailles suggèrent un mot : liklab. Muni de sa joie parolière, l’humour populaire, toujours là, ne les rate pas : « Ma fammach kattous yestad il rabi ». A différents degrés, tous les agents sociaux émargent au pavillon des très intéressés y compris les autoproclamés désintéressés.
Ce lundi 26 octobre, dans une grande surface à El Manar, la responsable du personnel me dit : « Le maximum des paiements à la caisse peut avoisiner les 500 dinars. Mais pareille somme est rare. Elle atteint, plus souvent, 150 à 300 dinars. Les achats importants, à cause du textile, sont, aussi, le fait de revendeurs. Ils sont reconnaissables. Ce qui gonfle, pour tout le monde, les achats, en une seule fois, c’est que les femmes n’ont plus le temps de cuisiner. Elles se rabattent sur l’alimentation déjà prête. Moi même j’y suis obligée ».
Par sa transformation, le style de vie agit et le marketing met à profit la modification accélérée du monde social tout entier. Il s’agit de multiples aspects dont la conjonction tend vers la systématisation. A la façon du vent, celle-ci emporte gauche et droite sans différenciation. Le patron d’industrie reproche au chef du parti ultra-contestataire sa voiture dernier cri à l’heure où lui-même avoue ne presque plus savoir marcher à pied.
Parmi les êtres et les choses ainsi réunis, le chariot bien rempli charrie le marqueur social du prestige responsable du gaspillage.