Génération à pantalon lacéré

Face aux pantalons troués, un peu partout, mais surtout aux genoux, quelle serait la réaction des grands parents au cas où ils ressusciteraient ? Ils émettraient, aussitôt, ce verdict sans appel et catégorique : « Pauvres désargentés, ils n’ont même pas de quoi payer un habit non usé ». Or ce pantalon, jugé de manière sévère, coûte plus cher. A l’évidence, le temps furtif invalide le modèle explicatif. Examinons la transformation de cette première vision. H.B., soixantenaire et retraité, mais encore en activité au sein d’un hebdomadaire d’investigations à thèmes diversifiés, me confie son avis : « Quand j’en parle à Mahdi, mon fils, il me dit que ma génération regarde la sienne avec les yeux du Moyen-Âge. Toutefois, pour moi, ce port de pantalons déchirés transmet un message contestataire aux dépositaires d’usages coutumiers. Par ce biais, les décontractés narguent les crispés sur leurs façons de penser, de sentir et d’agir. Ils croient valables pour tous les temps le modèle mis en œuvre à tel ou tel moment ». A l’audition d’une pareille appréciation, Khlifa Chater se sentirait visé. Il me répondit ainsi : « Je suis contre. Cela vient de l’étranger. C’est de l’imitation. Payer deux fois plus cher un habit à rapiécer me paraît insensé ». Âgé de 36 ans, Lotfi Hechmi fournit l’avis le plus approfondi : « Etant au mitan de la vie, j’ai eu l’occasion de connaître les trois générations, l’ancienne, la moyenne et la jeune. Je porte un pantalon comme celui de la plupart des jeunes. Avec ces trous, je triche un peu et ça me donne l’impression de rajeunir.  Chaque pays a ses poids et chaque génération a ses façons.
Les plus âgés ne peuvent pas comprendre les plus jeunes. Ceux-ci ne remarquent même plus les pantalons déchirés exprès ».
La pertinence d’une pareille réponse a partie liée avec deux occurrences, l’âge moyen de l’interviewé et, surtout, son métier. Chercheur au bureau d’étude SERAH depuis dix années, après ses deux masters, l’un en hydrogéologie et l’autre en génie civil, Lotfi Hechmi investit l’esprit de rigueur et de clarté inculqué par les sciences dures dans ses recherches appliquées, maintenant, aux pratiques et aux représentations des populations étudiées à travers l’ensemble des régions. Signe des temps, les classes réagissent à leur façon.
Les jeunes répondent sans gêne à propos d’eux-mêmes, et les aînés, moins sûrs, évoquent leur progéniture. Du haut de ses respectables 69 ans, Tawfik Glenza, employé occasionnel chez un marchand de fruits, me rapporte les propos de son fiston, âgé de 22 ans et porteur « comme tous les jeunes », d’un « pantalon déchiré » : « Ça c’est la mode. Elle vient d’Amérique et transite par l’Europe avant d’arriver ici ».
L’observation cligne vers la mondialisation charriée par le style de vie américain pour le meilleur et le pire, le sain et le malsain du genre hamburger ou coca-cola, sans oublier l’obésité.
L’avant-dernier interrogé, Ali Bayouli, buraliste islamiste, condamne le port du pantalon serré, fut-il ou non troué chez les filles « dévergondées » sous l’influence de l’Occident abhorré. Le conservatisme a ses lois que Bourguiba sabra.
Digne représentant du rigorisme indigne, le chantre de l’Inquisition figure parmi des légions.
Les quartiers périphérisés abritent le vivier des catégories de pensée léguées par l’ancienne société. Cela, souvent mal compris par les espèces d’abrutis, je ne le répèterai jamais assez. Analyser n’est pas juger. Ce 25 juin, Alia Rihani, native de Hay Ettadhamen où elle vit, me dit : « J’ai porté un jean échancré au niveau du genou, mais les hommes du quartier m’embêtaient. A chaque pas, ils me dévisagent et me disent ; « que je montre ma chair parce qu’elle ne vaut pas cher. Depuis, lassée, j’ai renoncé ».
Filles et garçons des quartiers privilégiés signalent bien moins ce regard braqué sur la féminité par les conservateurs de l’ethos inquisiteur.
Ces perceptions différenciées des pantalons lacérés suggèrent une problématique épistémologique.
Le même fait, observé, donne lieu à des visions hétérogènes et même opposées. Un vide sépare le regard et la chose regardée. Ce constat, banalisé par les linguistes focalisés sur « l’arbitraire » intercalé entre signifiant et signifié, a fini par flanquer un coup de pied dans l’édifice construit par les théoriciens de l’économie. Pour l’un des plus éminents d’entre eux, les « modèles économiques », fleurons de la profession, sont des « fables », autrement dit des constructions de l’esprit. Ils éclairent des aspects de la réalité sociale mais sans jamais parvenir à connoter sa complexité.
Alors, si la dramaturgie du regard et du regardé chagrine les économistes les plus chevronnés tel Milton Friedman, dans les années 50, comment nous étonner de voir les uns et les autres percevoir différemment les pantalons déchiquetés ? Le 26 juin, au hasard d’une emplette, je poursuis l’enquête.
A un autre marchand de fruits, Mondher Hannachi, je développe l’ultime résultat de mon investigation portée sur les fameux pantalons.
Pour terminer mon laïus, je porte l’accent sur les multiples visions toutes vouées à l’échec dans la mesure où aucune d’entre elles n’épuise le réel. Mon interlocuteur me répond : « Non, ce n’est pas exact. Il y a une écriture plus réelle que le réel et c’est le Coran ».
Linguistes, économistes, mathématiciens et physiciens seraient bien heureux de parvenir à compter sur une certitude aussi assurée. Hélas, pour eux, tel n’est pas le cas. Le créé ne saurait rivaliser avec l’incréé. Les modèles économique sont, à coup sûr, des « fables » mais leur édification apporte une contribution à l’explication et à la compréhension de la réalité sociale quand bien même celle-ci outrepasserait, de toutes parts, les filets conceptuels jetés sur elle. Ni tel ou tel de mes interviewés n’épuise le sens du pantalon troué.
Cependant, chacun d’entre eux pense détenir l’unique « vérité » que Dieu, seul, sait, selon mon ami, Mondher Hannachi, croyant et pratiquant, fier de la trace laissée par le tapis sur son front. Pour ma part, je reviens sans cesser de songer à ce mot énoncé par Dami Rodrik, l’une des actuelles grosses pointures des sciences économiques : « Les économistes utilisent les maths non pas parce qu’ils sont intelligents mais parce qu’ils ne le sont pas assez ». Car les techniques d’enquêtes et de validation ne sont que des béquilles pour débutants.
Les vétérans saisissent au vol, sans trop de précautions tant le sens ne se recense pas. Mais il ne faudrait pas trop le dire aux apprenants du genre étudiants.    

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