Par Dr Souhir Lahiani
Les inégalités en matière de santé entre les genres persistent à travers le monde, affectant de manière disproportionnée les femmes dans de nombreux aspects de leur bien-être physique et mental. Face à ce défi complexe, l’intelligence artificielle (IA) émerge comme un outil potentiellement révolutionnaire pour identifier, comprendre et atténuer ces disparités.
En exploitant la technologie IA, il est possible de développer des solutions innovantes et personnalisées qui répondent aux besoins spécifiques des femmes en matière de santé, contribuant ainsi à promouvoir l’équité et l’inclusion dans les systèmes de santé.
Selon le rapport « Les Femmes, l’Entreprise et le Droit 2022 » de la Banque mondiale, environ 2,4 milliards de femmes en âge de travailler ne bénéficient pas de l’égalité des chances économiques et 178 économies maintiennent des obstacles juridiques qui empêchent leur pleine participation à la vie économique. Dans 86 économies, les femmes sont confrontées à une forme de restriction d’accès à l’emploi et 95 autres ne garantissent pas un salaire égal pour un travail de valeur égale.
À l’échelle mondiale, les femmes ne disposent toujours que des trois quarts des droits juridiques accordés aux hommes. Le score moyen mondial s’établit ainsi à 76,5 sur 100, note maximale qui indique une parité juridique totale.
Mais pas que l’inégalité économique. Les femmes sont aussi exposées aux inégalités de santé. C’est une réalité. En effet, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), « les femmes et les filles sont souvent confrontées à des obstacles plus importants que les hommes et les garçons pour accéder aux informations et aux services de santé ».
Selon les spécialistes, les femmes sont encore insuffisamment incluses dans les études cliniques. Des disparités persistent par exemple dans le traitement des maladies cardiovasculaires, qui sont pourtant la première cause de mortalité chez la femme. Comme le souligne le rapport du Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE) publié en décembre 2020 : « Il n’y a plus de sous-représentation des femmes globalement mais pour quelques pathologies, la persistance d’une représentation insuffisante des femmes a été dénoncée, notamment dans des essais concernant l’insuffisance cardiaque, certains cancers, la dépression, la douleur, le sida ».
Le HCE aborde le cas de la France : « Au-delà des différences de santé liées au sexe biologique, les représentations sociales du féminin et du masculin interviennent également pour engendrer des inégalités de santé ». Par exemple, « les codes sociaux liés aux genres féminin et masculin influencent l’expression des symptômes, le rapport au corps, le recours aux soins de la part des malades ». Ce n’est pas tout, dans le corps médical, « les préjugés liés au genre sont susceptibles d’influencer l’interprétation des signes cliniques et la prise en charge des pathologies ».
Quant aux recherches cliniques et biomédicales, elles « sont également imprégnées de stéréotypes liés au sexe, qui peuvent induire des biais dans les expérimentations et les applications médicales ». Surtout, les femmes ont longtemps été exclues ou sous-représentées dans les essais cliniques.
La précarité, les charges domestiques et familiales et les violences exposent davantage les femmes aux inégalités de santé.
En tant qu’eurodéputée médecin, la Secrétaire d’État française chargée du Développement, de la francophonie et des partenariats internationaux Chrysoula Zacharopoulou, a adressé une lettre à Stella Kyriakides, commissaire européenne à la Santé, le mardi 8 mars 2022, Journée internationale des droits des femmes, pour demander la mise en place d’un vrai « plan d’action européen pour la santé des femmes ». « C’est une question de santé, bien sûr, mais aussi de droits », atteste Chrysoula Zacharopoulou.
Elle a rédigé en 2021, à la demande du président de la République française, Emmanuel Macron, un rapport de proposition afin d’améliorer le diagnostic et la reconnaissance de l’endométriose et d’investir pleinement dans la recherche sur cette maladie.
Sur un an, en 2021, Hazrije Mustafic, cardiologue à Paris (la Pitié-Salpêtrière), a constaté que 79,4 % des premiers auteurs de 628 articles de cinq revues spécialisées francophones en cardiologie étaient des hommes. De même, une analyse des essais cardiovasculaires publiés au cours des quatre dernières années a révélé que les femmes n’étaient présentes qu’à hauteur de 10,1 % dans les comités de direction des essais cliniques et que la moitié ne contenait aucune femme dans l’équipe de direction, selon un article publié le 28 février 2022 dans Journal of the American College of Cardiology.
« Les femmes sont moins souvent sollicitées durant les études de médecine et s’autolimitent elles-mêmes », constate Hazrije Mustafic. Selon le cardiologue Mustafic, « l’expertise des femmes est davantage remise en doute : une femme en blouse est d’abord perçue comme une infirmière alors qu’un homme en blouse est forcément un médecin ».
Chrysoula Zacharopoulou est catégorique : « Nous devons lutter contre les stéréotypes, éduquer la population et les professionnels de santé, et faire de la santé des femmes une priorité de santé publique ».
Qu’en est-il en Tunisie ?
Selon le tableau de Bord Social du “Le bien- être social et la qualité de vie”, publié en décembre 2023 par l’Institut tunisien de la compétitivité et des études quantitatives (l’ITCEQ), on note des difficultés d’accès aux soins. Selon le rapport, la consolidation du système de santé passe inévitablement par l’indicateur du nombre de médecins par habitant. Selon ce même tableau, la densité de médecins en Tunisie s’élève à 1,3 alors qu’elle affiche, à titre indicatif, une densité de 6,5 en France. Cet indicateur révèle des écarts très significatifs et des difficultés d’accès aux soins.
Toujours selon le même rapport, seulement 50% de la population bénéficie d’une couverture sociale laissant près de la moitié sans garantie en cas de maladie, de maternité ou d’arrêt d’activité. Le niveau élevé du secteur informel peut expliquer en partie cette protection assez faible par les systèmes de sécurité sociale.
Il est alarmant de constater que seulement la moitié de la population tunisienne bénéficie d’une couverture sociale adéquate, laissant près de la moitié sans garantie de protection sociale, pour hommes et femmes ! Seule une approche intégrée et collaborative de la part du gouvernement, des employeurs, des organisations de la société civile, peut garantir que tous les individus bénéficient d’une protection sociale adéquate, quel que soit leur statut professionnel.
L’intégration de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine médical
L’intégration de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine médical a ouvert de nouvelles perspectives, notamment pour la femme. Cette technologie commence à fournir un nouvel éclairage sur plusieurs problèmes de santé spécifiques aux femmes ou qui les touchent majoritairement. Par exemple, l’utilisation de l’IA et de l’analyse de données computationnelles permet de mieux comprendre les complications liées à la grossesse, l’endométriose, la mortalité maternelle, ainsi que les cancers du sein et du col de l’utérus. On parle essentiellement de dépistage et de suivi de la rétinopathie diabétique. Cette maladie, qui peut entraîner une perte de vision chez les patients diabétiques, nécessite un dépistage régulier et un suivi attentif pour une gestion efficace.
En effet, les progrès en science informatique donnent de nouvelles pistes pour soigner l’endométriose, les cancers du sein et du col de l’utérus et réduire la mortalité maternelle.
Grâce à l’IA, les professionnels de la santé peuvent désormais exploiter des algorithmes sophistiqués pour analyser rapidement et précisément les images de la rétine, détectant ainsi les signes précoces de rétinopathie diabétique. Ces systèmes peuvent repérer les anomalies et les lésions avec une précision comparable, voire supérieure, à celle des ophtalmologistes humains, tout en étant capables de traiter un grand volume d’images en un temps record.
L’IA pourrait faire avancer la santé des femmes
L’intelligence artificielle offre de nombreuses possibilités pour faire avancer la santé des femmes de manière significative. Les algorithmes d’IA peuvent être formés pour analyser de grandes quantités de données médicales, y compris des images médicales telles que des mammographies et des échographies, afin d’identifier les signes précoces de maladie.
Selon Tom Yankeelov, directeur du centre d’oncologie informatique de l’institut Oden à l’université du Texas à Austin, la science informatique contribue de deux façons principales à la recherche sur la santé des femmes. La première consiste à utiliser l’apprentissage automatique de l’IA pour analyser de vastes ensembles de données et en tirer des conclusions générales. La deuxième consiste à récupérer les informations propres à chaque patiente pour effectuer des évaluations ou des prédictions qui ne s’appliquent qu’à elles (Meryl Davids Landau).
Comprendre les mécanismes de la grossesse et de l’accouchement
Yong Wang, maître de conférences aux écoles d’ingénieurs et de médecine de l’université Washington de Saint-Louis et ses collègues, ont créé un dispositif de détection unique en son genre appelé système d’imagerie électromyométrique qui, placé sur l’abdomen, enregistre un demi-million de bits de données par seconde grâce à ses 250 électrodes. Des ordinateurs transforment ensuite ces données en images visuelles dynamiques de l’utérus en temps réel, à chaque contraction, une représentation connue sous le nom de jumeau numérique.
« Nous pouvons pour la première fois évaluer de manière non invasive et en direct le fonctionnement utérin chez la femme dans un espace tridimensionnel », explique Wang.
Les images 3D créées par le dispositif ont montré ce qu’il se passait à l’intérieur de l’utérus de 55 femmes enceintes en plein accouchement, notamment en représentant avec précision la façon dont s’activaient les différentes parties de l’utérus le temps d’une contraction.
HealthCare Novation pour créer des ponts entre la santé et la technologie
Bio & Tech, une start-up tunisienne, a été lancée en novembre 2023. Il s’agit de poser les fondations du secteur de l’e-santé en Tunisie en connectant les acteurs du monde médical et ceux de la tech. “On a constaté que beaucoup de chercheurs en sciences ne finissaient pas leurs travaux, pourtant très avancés, voire brevetés, par manque de moyens ou de compétences numériques. D’un autre côté, les ingénieurs IT lancent des projets, utilisent l’intelligence artificielle (IA) et développent des applications dans le domaine de la santé sans les faire aboutir car ils n’ont pas de validation médicale. On a donc d’abord lancé la plateforme HealthCare Novation pour créer des ponts entre ces deux mondes”, déclare Mohamed Haroun Ouanes, docteur en pharmacie industrielle, PDG et cofondateur de GoStaff.io, une startup d’échanges d’informations entre personnels médicaux, basée en Tunisie et en France.
« Dans la santé, comme dans la technologie, le pays a un réel savoir-faire reconnu. On veut développer cette connexion dans un esprit collaboratif pour une croissance qui profite à tous », conclut Mohamed Haroun Ouanes.
Les start-ups femtech
FemTech France, c’est le nouveau collectif qui a pour ambition d’améliorer la santé des femmes, en fédérant les acteurs de la FemTech française, à savoir les start-ups qui s’investissent pour ce secteur encore peu développé, les former et créer des synergies pour travailler ensemble. Citons comme exemple, la start-up Lucine (fondée en 2017 par Maryne Cotty-Eslous) qui veut notamment soulager les douleurs pelvi-périnéales grâce à des thérapies numériques incluant la réalité virtuelle (VR) et des fréquences sonores. On pense aussi au beau projet AccouZen, un logiciel de VR initié par l’enseignante-chercheuse Anne Denis (Université Savoie Mont Blanc) en 2017, qui vise une prise en charge des traumatismes liés à l’accouchement en recréant une salle d’accouchement virtuelle. Un enjeu qui n’a rien d’anecdotique : dans un tiers des naissances, les mères vivraient leur accouchement comme un évènement traumatisant, et certaines d’entre elles développent un trouble de stress post-traumatique.
A l’échelle mondiale, le marché des start-ups femtech dépassera les 100 milliards de dollars à l’horizon 2030, d’après Precedence Research, contre 51 milliards de dollars en 2021. D’après Statista, en 2022, 51% des femtech se trouvaient en Amérique du Nord, 27% en Europe et 9% en Asie.
En combinant l’expertise médicale avec les capacités de traitement des données de l’IA, il est possible de surmonter les inégalités de genre en santé et de promouvoir l’équité dans les soins de santé. Cependant, malgré ses avantages, l’adoption de l’IA dans le domaine médical soulève également des défis et des préoccupations. Il est essentiel de garantir la qualité et la fiabilité des données utilisées pour former les algorithmes, et de s’assurer que les décisions cliniques basées sur ces systèmes sont transparentes et éthiques.
A suivre…
Note
1 Défenseure des questions de santé et de droits sexuels et reproductifs des femmes et des filles, elle fonde, avec la comédienne Julie Gayet, l’association « Info-endométriose ». Elle lance, en 2016, la première campagne nationale de sensibilisation à cette maladie méconnue en direction des professionnels de santé et du grand public.
Elle est élue députée européenne en 2019 et devient vice-présidente de la commission du développement.
2 L’enquête s’est déroulée durant la période s’étalant entre le 17 juin et le 22 juillet 2022. Elle a couvert un échantillon de 1.041 entreprises privées, structurées (employant six employés ou plus), opérant dans l’industrie et dans les services et réparties sur tout le territoire tunisien. La collecte des données s’est effectuée par la méthode de l’entretien téléphonique assisté par ordinateur (CATI) et l’exploitation des réponses s’est faite par l’utilisation de la technique de redressement qui permet de généraliser les résultats à tout le tissu productif ciblé (soit plus de 170.00 entreprises) et ne pas se limiter à l’échantillon seulement.
3 Lien du rapport : http://www.itceq.tn/files/tableaux-de-bord/social/Tableau-de-bord-social-dec2023.pdf
4 Article publié le 15 juil. 2023 : https://www.nationalgeographic.fr/sciences/medecine-revolution-artificielle-lia-pourrait-faire-avancer-la-sante-des-femmes-qui-a-longtemps-ete-negligee .
5 Témoignage recueilli du site : https://resilient.digital-africa.co/blog/2023/11/28/bio-tech-un-programme-dincubation-en-faveur-de-le-sante-en-tunisie/ <