Ghannouchi à Washington ; triomphe indu et honneurs injustifiés

Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

Enfin, au bout de trois ans, l’état d’urgence est levé en Tunisie, et le gouvernement de Mehdi Jomâa s’attelle à la tâche d’assurer la neutralité de l’administration d’État comme des mosquées à l’approche des élections législatives et présidentielles. La presse anglophone en rend compte, très succinctement pour la plupart, et surtout sans relever qu’il aura fallu dégager la Troïka dominée par Ennahdha pour que tout cela devienne possible. Cependant, les articles les plus longs consacrés à la Tunisie ces derniers temps ont pour sujet principal la dernière visite aux États-Unis du leader d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, et sont pour la plupart fort élogieux à son égard.

 

Pour Al Monitor, Barbara Slavin, directrice de recherche à l’Atlantic Institute, va jusqu’à dépeindre Ghannouchi en athlète victorieux effectuant un « tour d’honneur » dans la capitale américaine :

Pour Washington, qui guette la moindre petite lueur d’espoir dans la morosité de l’après-Printemps arabe, la visite de Rached Ghannouchi tombe à point nommé.

Tout sourire bienveillant lors de ses interventions à une demi-douzaine de think-tanks de Washington, Ghannouchi rayonnait l’optimisme quant à la marche de la Tunisie vers la démocratie, sur la base d’un consensus entre courants islamistes et laïcs. Tour à tour, on l’a comparé à un « Mandela arabe », à Vaclav Havel ou encore à Thomas Jefferson, capable de servir de modèle et de médiateur pour le reste du Moyen-Orient.

De même,  pour The Majalla (magazine publié à Londres qui appartient au même groupe saoudien que Asharq Al-Awsat et Arab News), Caryle Murphy s’enthousiasme :

La visite de Rached Ghannouchi à Washington a contrasté avec le flot ininterrompu de mauvaises nouvelles arrivant du monde arabe ces derniers temps.

Le leader d’Ennahdha est venu dans la foulée de l’adoption de la nouvelle constitution tunisienne. […] Selon un avis largement partagé, les prises de position politiques modérées de Ghannouchi auraient facilité le consensus entre les groupes laïcs et islamistes qui a rendu possible cette étape. [ … ]

Pendant longtemps, l’on se méfiait de Ghannouchi à Washington à cause de ses affiliations islamistes. Mais les attitudes officielles des États-Unis envers les partis islamistes se sont assouplies avec le temps, et lors de ​​son récent voyage Ghannouchi a pu rencontrer plusieurs hauts responsables politiques, dont le secrétaire d’État adjoint William J. Burns. Il s’est également entretenu avec Ben Rhodes, conseiller adjoint à la sécurité nationale [ainsi qu’avec] quatre membres du Congrès et trois sénateurs, et a rendu visite à plus de douze centres de recherche et Think-tanks. [ … ]

Le discours qu’a tenu Ghannouchi en public, soulignant la compatibilité de l’Islam et des valeurs démocratiques, était aussi réconfortant aux oreilles occidentales qu’outrageant pour les extrémistes djihadistes qui ne voient dans un tel mélange des genres que de l’apostasie. […]

Dans son intervention à l’Université Georgetown par exemple, il a affirmé qu’il n’y avait « aucune contradiction entre l’Islam et la vie moderne » et que «la démocratie est l’application moderne de la choura [consultation] ».  Le rôle principal d’un gouvernement islamique, selon Ghannouchi, « n’est pas d’imposer l’Islam au peuple mais de fournir les services à la population et garantir sa sécurité … tout en laissant la liberté aux gens de choisir leur religion sans aucune ingérence dans leur vie privée. »

Manifestement le bloggueur et activiste libano-américain Hussein Ibish, membre dirigeant de l’American Task Force on Palestine, est bien seul à ne pas être tombé dans le panneau. Pour The National (quotidien publié par Mubadala Development Company – un des fonds souverains de l’Émirat d’Abou Dhabi), Ibish livre une toute autre appréciation de Ghannouchi et de sa réception aux États-Unis :

Washington a déroulé le tapis rouge pour Rached Ghannouchi. De façon totalement absurde, le «héros du compromis et de la modération à la tunisienne» a été porté aux nues comme l’incarnation vivante du dernier véritable espoir du « printemps arabe ». Cette évaluation erronée a donné lieu à un spectacle peu édifiant.

[ … ]

Depuis le début du Printemps arabe et jusqu’à aujourd’hui, à Washington, l’on estime majoritairement que les islamistes sont les véritables et « authentiques » représentants de l’opinion arabo-musulmane. Cette erreur a conduit à une fascination pour l’islamisme qui est aussi ridicule que la répulsion généralisée pour tout ce qui est islamique qui l’avait précédé, le tout Washington se pressant aux rendez-vous publics des visiteurs islamistes pour les admirer comme l’on admirerait quelque bête exotique sortie des profondeurs de la forêt amazonienne.

Beaucoup ont été auditionnés et ont lu consciencieusement leur script, mais personne n’a su habiter le rôle mieux que M. Ghannouchi. Lors de son récent voyage à Washington, M. Ghannouchi a décroché le rôle. Sans la moindre justification, la relative stabilité que connaît la Tunisie lui a été attribuée, et à lui pratiquement tout seul.

[…]

Lors de toutes ses rencontres washingtoniennes, M. Ghannouchi a été soit mis à l’abri des questions potentiellement difficiles (par exemple : est-ce que l’article sur la liberté de conscience dans la nouvelle constitution permet à un citoyen d’être athée et de promouvoir publiquement ce point de vue ?), soit autorisé à donner des réponses alambiquées et impénétrables à des questions sur les libertés fondamentales qui n’exigeaient qu’une simple réponse par oui ou par non.

Bien entendu, M. Ghannouchi s’est fait accompagner d’un entourage de fidèles disciples, dont Amel Azzouz, chef du «Bureau des affaires féminines » de son parti, qu’il a généralement laissée répondre aux questions relatives à la condition féminine. On prend toute la mesure de sa nature réactionnaire en constatant que, pour Ghannouchi, c’est faire preuve d’anti-machisme que de « s’effacer » devant ses disciples féminines le temps qu’elles expriment sa ligne sur la «complémentarité» entre les sexes (et jamais l’égalité). C’était en réalité un exemple grotesque de la politique du geste creux, et de ce fait parfaitement machiste, mais le simple fait qu’il laisse une femme parler devant tout le monde semble avoir impressionné beaucoup de gens crédules à Washington.

Ennahdha a fait des compromis en Tunisie, car le parti savait qu’il n’avait pas le choix. Il n’a jamais eu la majorité derrière lui, et ne l’aura jamais. Conscient de cela, et ayant vu ce qui s’est passé pour les Frères musulmans en Égypte, Ennahdha a été assez intelligent pour se rappeler que prudence est mère de sûreté et qu’il valait mieux vivre pour combattre un autre jour. Il n’y a rien d’héroïque, ni de remarquable à cela, si ce n’est que d’autres islamistes ont tendance à être plus extrêmes.

[ … ]

Mais avant de quitter le pouvoir, Ennahdha a tout de même pris soin de caser ses propres partisans à la tête des gouvernorats et dans d’autres postes clés dans l’administration. Pendant que Washington fêtait M. Ghannouchi, le nouveau Premier ministre tunisien par intérim, Mehdi Jomâa, s’affairait à nettoyer le gâchis qu’il a laissé derrière lui en renvoyant ses amis et en les remplaçant par des gouverneurs et des fonctionnaires réellement indépendants.

M. Ghannouchi a reçu les honneurs injustifiés et mal informés de Washington pour trois choses – dont aucune n’est particulièrement louable, tout compte fait.

La première est la sagesse qu’a eue le peuple tunisien en lui refusant le pouvoir dont il a envie et qu’il poursuit encore. Deuxièmement, il était assez malin pour comprendre que le compromis était sa seule véritable option pour assurer sa viabilité future. Et troisièmement, il n’est ni terroriste, ni voyou, et préfère se battre dans le cadre du système tunisien émergent, plutôt que d’affronter sa seule véritable alternative : l’oubli.

 

 

P.C.

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