Gilles Kepel, spécialiste de l’islam et du monde arabe n’était pas à sa première visite en Tunisie, surtout depuis 2011. Son dernier passage, même s’il coïncide avec la présentation de son dernier ouvrage, a été une occasion pour lui de revenir sur les lieux de ce que certains se plaisent à considérer comme l’exception des soulèvements arabes des années 2010-2011. Moins d’une décennie après ces événements, l’enthousiasme des « printemps » l’a cédé au retour de l’autoritarisme, à la guerre civile et au chaos dans lesquels se retrouvent, aujourd’hui, plusieurs pays du monde arabe et autour de la Méditerranée. Comment s’est installé ce chaos ? Peut-on en sortir surtout après l’élimination militaire de l’«État islamique»? C’est à ces questions et à bien d’autres encore que le dernier livre de Kepel, « Sortir du chaos « est venu donner une réponse. A travers ce livre, Kepel remet en contexte les événements et propose une rétrospective des six soulèvements arabes, de la Tunisie à la Syrie. Il affirmera qu’il n’est pas « sûr que les soulèvements arabes de 2010-2011 puissent être qualifiés de « révolutions » car ils n’ont guère réussi à bouleverser les hiérarchies sociales. En Tunisie, les classes moyennes ont repris le pouvoir dont les avait frustrées Ben Ali et établi un système démocratique, qui souffre de fragilités sociales et économiques préoccupantes. En Égypte, il y a un retour à un pouvoir militaire et autoritaire, en Libye et au Yémen, pour l’instant, on est dans une logique de guerre civile. Quant à la Syrie, elle est l’otage, pour l’instant, des enjeux contradictoires des puissances internationales et régionales qui ont la main sur les fragments juxtaposés de son territoire ». Avec « Sortir du chaos », Kepel livre une analyse étoffée de nombreux témoignages et moult détails qui sont le résultat d’un retour sur les théâtres des événements qui ont secoué et continuent, le monde arabe. Au final, il livre dans cet ouvrage une contribution, la sienne, qui permet de décrypter le présent pour mieux comprendre les enjeux de demain. Rencontré à Tunis, Gilles Kepel a accepté de répondre aux questions de Réalités. Il propose une analyse des crises que traversent la Méditerranée et le Moyen-Orient, livre une lecture de l’actualité dans le monde et donne son point de vue sur la situation politique et sociale en Tunisie. Interview
Au Yémen, je crois que les différents acteurs cherchent aujourd’hui une solution pour sortir de la crise. L’Arabie Saoudite subit de très fortes pressions des Etats-Unis, qui lui fournissent son armement pour mettre un terme à la catastrophe humanitaire provoquée par les bombardements au Yémen.
Vous êtes en Tunisie pour présenter votre dernier ouvrage « Sortir du chaos » qui évoque une éventuelle sortie de crise, que ce soit au Yémen ou en Syrie.
Estimez-vous réellement que les belligérants sont désormais épuisés ? Les conditions sont-elles réellement réunies pour une sortie de crise ?
Au Yémen, je crois que les différents acteurs cherchent aujourd’hui une solution pour sortir de la crise. L’Arabie Saoudite subit de très fortes pressions des Etats-Unis, qui lui fournissent son armement pour mettre un terme à la catastrophe humanitaire provoquée par les bombardements au Yémen. Les Emirats, pour leur part, sont davantage intéressés par la construction d’une route maritime pour les pétroliers, qui passe par une autonomie du Yémen à nouveau, et ils n’ont pas intérêt à ce que le conflit se prolonge. Il y a donc cette dimension qui est importante. En Syrie, Poutine est le maître du jeu, mais la Russie est un colosse aux pieds d’argile, c’est-à-dire que la Russie, qui n’est normalement pas une grande puissance – elle a un PNB qui oscille entre celui de l’Espagne et de l’Italie, pour 140 millions d’habitants, ce qui n’est pas beaucoup – a réussi à tirer parti des erreurs et des hésitations des Occidentaux pour mener sa politique militaire sans être soumise au respect des Droits de l’Homme et donc bombarder les rebelles pour favoriser le pouvoir de Bachar Al Assad. Mais aujourd’hui, Moscou exige un consensus politique en Syrie, ce qui veut dire une négociation avec l’opposition. La Syrie est un pays majoritairement sunnite, contrairement à l’Iraq où la majorité est chiite, les Russes, et surtout Poutine qui était colonel du KGB en 1989, quand l’Armée rouge a quitté Kaboul défaite, n’ont pas envie de devoir payer le prix de l’occupation militaire en Syrie…
Ils cherchent donc une solution et cette dernière passe par les Européens, parce que la Chine ne veut pas investir dans la région tant que la situation politique n’est pas claire et pour les Européens, le Levant et l’Afrique du Nord font partie aujourd’hui de leur politique intérieure, puisque les flux illégaux de migrants venant de Turquie ou de Libye, se sont traduits par les votes en faveur de l’extrême droite en Europe, en Italie pour Salvini, en Allemagne pour la FD, etc. La question migratoire est aujourd’hui une sorte de danger pour le système démocratique européen. Il est donc très important qu’on puisse être présents en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, non pas comme une puissance coloniale, mais parce que c’est un élément clé pour comprendre comment va se construire le monde de demain.
En Syrie, les rôles de Poutine et de Trump sont en totale opposition. Le Président russe semble même tirer les ficelles du jeu dans ce conflit. Poutine serait-il sur le point de lâcher Al Assad ?
Je suis allé plusieurs fois en Russie pour préparer mon ouvrage… et le sentiment que m’ont donné mes interlocuteurs russes, c’est que Bachar Al Assad n’était pas éternel. Pour les Russes, il ne fallait pas lâcher Bachar Al Assad, car cela pouvait donner le sentiment d’un affaiblissement russe. Maintenant qu’ils lui ont fait gagner la guerre, ils vont tout faire pour l’obliger à accepter un compromis politique avec l’opposition, ce qui est une attitude très différente de celle des Iraniens qui veulent une victoire militaire. L’Iran et la Russie ont aussi, un certains nombre de problèmes. L’Iran veut essayer de surmonter la terrible crise économique qu’il connaît depuis le retrait américain du JCPOA. Pour ce faire, il veut réutiliser le gaz du plus grand gisement du monde dont il possède la moitié, l’autre moitié appartenant au Qatar. Les Iraniens veulent absolument une solution militaire en Syrie parce que, pour eux, la Syrie comme le Liban, est leur frontière stratégique. Ils ont des missiles qui peuvent atteindre Israël. Et pour eux, c’est la plus grande garantie qu’ils ne seront pas attaqués. L’armée américaine au Qatar a plus d’une centaine de chasseurs bombardiers sous les ordres du président Trump. Au lieu d’aller en Irak ou en Syrie, en quelques minutes, ils traversent le Golfe persique et peuvent aller bombarder tous les sites qu’ils veulent en Iran. Donc, je crois qu’il y a cette dimension chez les Iraniens aujourd’hui, qui est la recherche d’un compromis. En tout cas, une solution pour après. Je ne suis pas sûr que le régime iranien persiste dans sa dimension idéologique parce que les gens qui ont pris le pouvoir après 1979 ont misé sur leurs enfants, et les enfants de leurs enfants qui sont aujourd’hui là, et ne souhaitent pas fragiliser leur propre régime pour des enjeux idéologiques, un peu comme la révolution française. Ils sont toujours prêts à faire des compromis pour rester au pouvoir.
Vous dites que la victoire n’appartient pas à Bachar Al Assad, comment l’expliquer ?
Oui, parce que Bachar Al Assad n’est là que par la volonté de Moscou et de Téhéran. L’Iran est un partenaire plus docile que les Russes pour Al Assad sur le court terme mais à la fin, ce sont les Russes qui détermineront tout. Ils ont très bien compris que l’Irak et la Syrie étaient différents.
Face à la passivité de l’Europe pour une sortie de crise en Afrique et au Moyen-Orient, une autre grande puissance, la Chine, est présente, dans la discrétion absolue. Serait-ce une prise de position de cette dernière pour mieux agir ensuite avec l’aide de la nouvelle route de la soie ?
La Chine évite d’investir dans des endroits où il y a un fort risque politique. Elle préfère y aller après, et aujourd’hui par exemple, la Chine investit beaucoup en Algérie. On a construit plusieurs autoroutes à deux voies, c’est-à-dire dès qu’une voiture tombe en panne, on est bloqué. Elle a construit des logements sociaux à perte de vue. Mais elle ne veut pas prendre de risque politique et je ne suis pas sûr que la Chine veuille investir au Levant et être le premier investisseur, elle attendra pour voir ce que les autres vont faire.
Revenons à la question des flux migratoires. Vous n’arrêtez pas de dire que les flux migratoires ont un impact sur la démocratie en Europe, comment réagir concrètement à cela ?
Madame Merkel a dit sa fameuse phrase « On va y arriver », c›est-à-dire qu’on va former des ingénieurs et des géomètres syriens, ça va nous permettre de remplir des postes… Mais en fait, ce n’est pas ce qui s’est passé. Résultat, Madame Merkel est en train de perdre les élections à cause de la question migratoire. En Italie, il en a été de même. C’est la pression migratoire sur les ports italiens qui a obligé le gouvernement et le ministre de l’Intérieur Salvini, à prendre des mesures drastiques de fermeture des ports. Résultat, les passeurs ont détourné leur flux vers l’Espagne. Il y a eu de nombreux flux migratoires en Andalousie et le résultat, au bout de quelques mois, s’est fait ressentir aux élections municipales. C’est la « Junta de Andalusia », un parti de l’extrême droite, qui a gagné. Il me semble que c’est le dilemme auquel nous faisons face.
Le printemps arabe a mal tourné dans la plupart des pays qui l’ont vécu, la Libye, la Syrie comme exemples. La Tunisie semble avoir été l’exception mais la présence d’un parti islamiste aux commandes, constitue-t-elle un risque dans le futur ?
La Tunisie, effectivement, a constitué une exception arabe parce que c’est le seul pays, après les soulèvements de 2010 et 2011, à s’être doté d’institutions démocratiques. Il y a une liberté d’expression en Tunisie, mais elle n’est toutefois pas un modèle de répartition égalitaire des richesses, la côte bénéficiant de la richesse, l’intérieur du pays étant très profondément appauvri. C’est cette région qui a nourri les branches djihadistes.
« La Tunisie est le pays qui a le meilleur système éducatif de la région »
La transition démocratique engagée en Tunisie tarde à être finalisée. Comment selon vous notre pays pourrait-il s’en sortir ? Que reste-t-il à faire ?
Il faut voir dans quelle mesure aujourd’hui la jeunesse tunisienne est déterminée à remettre le pays debout. La Tunisie est le pays qui a le meilleur système éducatif de la région et paradoxalement, les étudiants, très bien formés, souvent parfaitement bilingues, (français-arabe), quand ils sortent de l’université, ne trouvent pas de travail. Quand j’étais à Sidi Bouzid pour présenter mon ouvrage « Passions arabes », j’ai rencontré le jour du souk, un marchand qui vendait des chapeaux berbères en paille. Il faisait chaud et j’avais besoin d’un chapeau, donc j’en ai acheté deux. Je me suis adressé à lui en arabe, il m’a répondu en français. Il m’avait identifié, il m’a appelé par mon nom. On a un peu discuté et je lui ai demandé ce qu’il faisait dans la vie. Il m’avait répondu qu’il détenait une maîtrise d’histoire, et que son rêve serait de soutenir une thèse sur l’histoire de la Méditerranée. je lui ai demandé pourquoi il ne le ferait pas, il m’avait répondu qu’il n’avait pas l’argent pour pouvoir payer ses études. Le chômage est un grand problème.
La Tunisie a réussi à sécuriser ses institutions démocratiques, ça, tout le monde s’en réjouit, mais en même temps, le problème de la répartition sociale et de la répartition géographique, a peut-être, été accentué, paradoxalement, à cause de la Révolution.
Quelles seraient les solutions qui pourraient résoudre cette problématique et comment l’Europe pourrait-elle aider la Tunisie à achever sa transition démocratique ?
L’Europe, elle aide, elle est très motivée par la question tunisienne. Regardez par exemple aujourd’hui la question des visas et celle de la gratuité des études pour les étudiants étrangers. Il a été décidé d’augmenter les droits d’inscription aux universités. Certains estiment que cette mesure est raciste et que la France ne veut plus d’Arabes ni d’Africains. Ce n’est pas vrai. Je pense qu’il vaut mieux sélectionner les gens qui viennent et leur offrir des bourses avec la gratuité et les meilleures conditions possibles. On peut avoir moins d’étudiants mais ceux qui seront pris seront plus motivés pour profiter de leurs études en France. Ils ne seront plus là pour faire la fête.
Quelle lecture feriez-vous de la scène politique tunisienne à quelques mois des élections législatives et présidentielle ?
Je comprends que la présidence de Béji Caïd Essebsi, ait remis la présidence de la République au centre du jeu alors qu’à l’époque du premier gouvernement, c’était le premier ministre nahdhaoui qui contrôlait Ettakatol et le CPR. Aujourd’hui, bien sûr, la personnalité très éminente de Béji Caïd Essebsi donne un lustre particulier à la présidence et la place dans une relation complexe avec le premier ministère, comme on le voit aujourd’hui entre BCE et Youssef Chahed. La grande question est de savoir si Ennahdha va soutenir l’une ou l’autre partie, s’il va présenter lui-même un candidat, etc. Ça, je ne peux pas le savoir, mais le clivage politique et social en Tunisie reste un problème majeur. D’un côté, les régions du littoral, de Djerba à Tunis en passant par Gabès, on a l’impression que tout va bien et que le pays va s’en sortir, et de l’autre côté, des pays comme la Libye et l’Algérie, qui sont encore très dépendants de leurs ressources pétrolières et qui, du coup, n’ont pas véritablement préparé la transition démocratique et culturelle. Je crois que c’est ça, l’enjeu majeur tunisien aujourd’hui.
D’après votre perception, le poids électoral du mouvement islamiste Ennahdha lui offrirait-il une nouvelle fois l’opportunité de remporter ces élections?
C’est possible pour plusieurs raisons, parce que la division du camp laïc est très importante. La crise de Nidaa Tounes le confirme. La question la plus importante, c’est de savoir comment l’électorat tunisien va se positionner. Ça va dépendre aussi des candidats. Est-ce qu’il s’agit de prendre des mesures même radicales pour remettre la Tunisie sur les rails économiquement ou au contraire est-ce qu’on va y renoncer parce que les politiciens gèrent à la petite semaine leur soutien ?
Vous estimez que remporter les élections est toujours à la portée d’Ennahdha. Quel avenir pour la transition démocratique, d’autant plus que certains de ses dirigeants appellent au retour aux sources de leur idéologie, soit un parti islamiste?
Il les a déjà remportées en octobre 2011. La question d’Ennahdha, c’est aussi celle de Rached Ghannouchi. Est-ce qu’il restera le mentor du mouvement ? C’est ce que je crois, parce qu’on ne voit pas de personnalité de son calibre émerger.
Est-ce que comme en 2012, Ennahdha ne va pas prendre au sérieux la mouvance djihadiste ? Je me souviens cette année-là d’une discussion avec Rached Ghannouchi quand il m’avait dit : «Oh les djihadistes, c’est comme les gauchistes chez vous, une fois ils sont intégrés dans le système électoral, tout ira bien », ce qui a eu pour conséquence, les gens ont cessé de faire confiance à la classe moyenne tunisienne qui était favorable à la victoire d’Ennahdha en octobre 2011. Ce dernier se présentait comme le parti qui était à la fois présent chez les classes populaires et dans la bourgeoisie voilée et « barbue ». Et le problème qui s’est posé, c’est qu’en 2013, Ennahdha n’a pas su gérer le défi terroriste. C’est ainsi que le Quartet a pris les choses en main et a abouti au deuxième type de gouvernement et finalement à la victoire de Béji Caïd Essebsi. La question, c’est de voir dans quelle mesure cette situation va être gérée et quelle sera l’attitude d’Ennahdha. Est-ce que Ghannouchi va rester à la tête du parti, même de façon symbolique ou non ?
Pensez-vous que le moment est venu pour que l’islam politique soit lâché par les USA ?
Je crois qu’ils l’ont déjà lâché. Obama était très favorable aux Frères musulmans, il était convaincu que le modèle turc était le bon modèle, et qu’au fond, les pays arabes qui seraient gérés après les révolutions par les Frères musulmans, constitueraient des interlocuteurs dignes de ce nom, les Frères apparaissant comme un mouvement authentique pouvant contrôler la société. Mais depuis 2013, je crois que ce n’est plus vraiment le cas, et les Etats-Unis aujourd’hui sont plutôt préoccupés par la prochaine échéance présidentielle. C’est le sens du retrait annoncé de l’armée américaine de Syrie.
Propos recueillis par Hajer Ben Hassen