Gouvernement de Mehdi Jomâa : ce qu’en attendent les Tunisiens

Les dossiers économique et sécuritaire sont en tête des préoccupations des Tunisiens. Mais il est peu probable que le prochain chef du gouvernement parvienne, en quelques mois, à satisfaire les revendications des citoyens tunisiens sur ces deux points. Sa mission est par nature provisoire, et consiste avant tout à préparer dans un climat serein les prochaines élections. 

Mehdi Jomâa a, pourtant, la possibilité de faire plus qu'expédier les affaires courantes. En prenant quelques mesures symboliques fortes, il pourrait faire un premier pas vers le rétablissement d'une relation de confiance entre les Tunisiens et leur gouvernement, sans compter celle des partenaires étrangers du pays.

 

À l'heure où nous écrivons ces lignes, la formation du nouveau gouvernement semble imminente. Il est prévu que le chef du gouvernement sortant, Ali Laârayedh, présente le mercredi 8 janvier sa démission, et que son successeur, Mehdi Jomâa, soit officiellement investi le lendemain jeudi 9 janvier.

Il faut dire que le temps presse. Et, à l'approche du troisième anniversaire de la chute du régime de Ben Ali, les Tunisiens perdent patience. La vague de contestations qu'ont connues les régions ces dernières semaines est un avertissement, et il ne reste que quelques jours avant l'échéance symbolique du 14 janvier.

Conscient de l'enjeu, le quartet parrain du dialogue national, composé de l'Union générale tunisienne du travail (UGTT), de l'Union tunisienne de l'industrie, du commerce et de l'artisanat (UTICA), de l'Ordre des avocats et de la Ligue tunisienne des Droits de l'Homme (LTDH), a rappelé, lundi 6 janvier, à l'issue d'une réunion avec Ali Laârayedh, la nécessité d'achever les processus gouvernemental, électoral et constituant au plus tard le 14 janvier prochain.

Les articles de la nouvelle Constitution sont en cours de vote à l'Assemblée nationale constituante (ANC), la mise en place de l'Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) progresse laborieusement, quant au processus gouvernemental, s'il n'est pas rapidement finalisé et est de nouveau reporté comme l'ont été à maintes reprises les premières étapes du dialogue national, il risque de creuser encore davantage le fossé déjà profond qui existe entre les citoyens et leur classe dirigeante.

C'est ici que se situe l'enjeu pour le prochain chef de l'exécutif : rétablir la confiance des Tunisiens envers leur gouvernement. Car, faut-il le rappeler, c'est justement cette crise de confiance, exacerbée par les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, qui a conduit à la nécessité d'un dialogue national et d'une démission du gouvernement dominé par Ennahdha, pour laisser la place à un gouvernement de compétences.

 

Rétablir la confiance

Le travail qui attend Mehdi Jomâa, désigné pour succéder à Ali Laârayedh le 14 décembre 2013 après deux mois de négociations, est colossal. D'autant plus que le ministre sortant de l'Industrie part avec un handicap de taille : avoir été désigné sans véritable consensus, le vote ayant été boycotté entre autres par Nidaa Tounes, Al Joumhouri et le Front populaire, et être contesté par une partie non négligeable de l'opposition, qui ne lui fait pas confiance du fait de sa participation au gouvernement d'Ali Laârayedh. « On ne peut pas choisir comme chef du gouvernement un membre du gouvernement sortant », avait déclaré Issam Chebbi, le porte-parole d'Al Joumhouri, après la nomination de Mehdi Jomâa.

Interrogé le 18 décembre 2013 par des journalistes sur la composition de son futur gouvernement, Mehdi Jomâa avait répondu : « Deux mots : la compétence et l'indépendance. » Le ministre sortant de l'Industrie n'est pas un bavard, et il ne s'est quasiment pas exprimé publiquement ces trois dernières semaines, ne laissant rien filtrer quant au choix des personnalités qui composeront l'équipe gouvernementale. 

L'agence Tunis Afrique Presse (TAP), citant dans l'une de ses dépêches un communiqué du Parti socialiste suite à une rencontre entre son dirigeant et Mehdi Jomâa, indique que ce dernier se serait engagé à « favoriser les conditions appropriées pour des élections transparentes et crédibles, assurer la sécurité des Tunisiens et promouvoir l'économie afin de sortir de la crise », ajoutant qu'il allait « garantir la neutralité de l'Administration, de l'appareil sécuritaire et de l'Armée ».

Quelques phrases, qui résument à elles seules les priorités et les défis auxquels le nouveau chef du gouvernement va devoir s'atteler.

Les problèmes économiques, qui ont en grande partie suscité la Révolution de 2011, sont aujourd'hui plus présents que jamais. Près de 16 % de taux de chômage (deux fois plus pour les jeunes diplômés), un taux d'inflation atteignant les 6 %, un système bancaire surendetté, une Caisse de compensation dangereusement déséquilibrée, … Mehdi Jomâa a du pain sur la planche.

De nombreux commentateurs estiment que cet ingénieur, qui a effectué toute sa carrière dans le domaine de l'aérospatial au sein d'Hutchinson, une filière du groupe Total, a les capacités d'améliorer l'économie du pays. Mais en aura-t-il le temps ?

 

Comment traiter les dossiers économique et sécuritaireen quelques mois seulement ?

Car la mission du nouveau gouvernement est provisoire, et consiste avant tout à assurer la transition politique, jusqu'aux élections qui devraient avoir lieu cette année 2014. Et il est peu probable que Mehdi Jomâa parvienne en quelques mois seulement à s'attaquer à tous les chantiers économiques  qui posent aujourd'hui problème. Du moins réussira-t-il peut-être, comme l'anticipent certains, à renouer le dialogue avec les bailleurs de fonds internationaux, Banque mondiale et Fonds monétaire international (FMI) en tête, refroidis par les dégradations successives de la note de la Tunisie par les agences de notation financière.

En bref, faute de miracle, les Tunisiens peuvent peut-être espérer au moins un peu de stabilité.

Quant au brûlant dossier sécuritaire, il risque de constituer l'une des difficultés les plus importantes pour le nouveau chef du gouvernement. Ce dernier n'a, en effet, aucune expérience dans le domaine, alors qu'il devra faire face au danger terroriste et à la situation explosive aux frontières avec l'Algérie et la Libye. Sera-t-il en capacité de mener une réforme sécuritaire globale, et en particulier, comme beaucoup l'espèrent, de reprendre en main le ministère de l'Intérieur, qui est aujourd'hui encore la « boîte noire » qu'il était déjà avant la Révolution ?

D'insistantes rumeurs affirment que Mehdi Jomâa compte garder à son poste Lotfi Ben Jeddou, l'actuel ministre de l'Intérieur, qui n'a pourtant pu empêcher ni l'assassinat du député Mohamed Brahmi le 25 juillet dernier, ni les événements de Jbel Chaâmbi, et a échoué à rassurer les Tunisiens sur le plan sécuritaire.

C'est là l'aspect à double tranchant de l'inexpérience politique de Mehdi Jomâa, qui n'a officié que neuf mois (depuis mars 2013) en tant que ministre de l'Industrie : il bénéficie d'une relative « virginité » politique et ne traîne pas de « casseroles » derrière lui, ayant fait preuve de beaucoup de prudence lors de son passage au gouvernement en se contentant de s'exprimer uniquement dans son domaine de compétence.

 

Des mesures symboliques fortes

Quoi qu'il en soit, le caractère provisoire de son mandat l'obligera certainement, en plus de gérer les affaires courantes, de prendre des mesures symboliques fortes pour rétablir la confiance des Tunisiens envers le pouvoir, et leur espoir d'une amélioration possible.

L'une de ces mesures, très attendue, serait l'annulation des nominations partisanes opérées par les islamistes d'Ennahdha depuis leur prise de pouvoir. 

Elles concernent tous les niveaux de l'Administration, en particulier les gouverneurs dans les régions et les cadres des ministères, mais aussi les entreprises publiques et les médias. 

Pendant son mandat de ministre de l'Industrie, Mehdi Jomâa n'avait pas hésité, contre l'avis d'Ali Laârayedh, à remplacer les dirigeants partisans nommés par son prédécesseur à la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) et à la Société tunisienne de l'électricité et du gaz (STEG) par des personnalités compétentes et indépendantes. C'est un bon signe.

Concernant le secteur des médias, Mehdi Jomâa a rencontré vendredi 3 janvier une délégation de journalistes composée de représentants du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT) et du Syndicat général de la culture et des médias. Une rencontre de trois heures, au cours de laquelle les journalistes ont notamment évoqué les nominations jugées « abusives » à la tête des médias publics. Reste à espérer que leurs doléances ont été entendues, et que le prochain chef de l'exécutif mettra fin à l'habitude qu'a prise son prédécesseur de mettre sans cesse des bâtons dans les roues à la Haute autorité indépendante pour la communication audiovisuelle (Haica), qui dénonce depuis des mois ces nominations et réclame leur révision.

Le secteur de la justice n'est guère épargné sur ce plan. Les magistrats se sont déjà mis en grève générale à deux reprises contre les nominations opérées par des ordonnances de l'actuel ministre de la Justice Nadhir Ben Ammou, considérant que ces nominations étaient du ressort de l'Instance supérieure de la magistrature élue par la corporation. Signe de l'absolu manque de confiance qui règne entre le judiciaire et l'exécutif, le Syndicat des magistrats tunisiens (SMT) a annoncé lundi 6 janvier lors d'une conférence de presse qu'il retirait sa confiance à Nadhir Ben Ammou et Ali Laârayedh.

Mehdi Jomâa devra donc se prononcer sur ce différend, que le tribunal administratif a d'ores et déjà tranché en faveur des magistrats, en invalidant les nominations du ministère. 

Raoudha Karafi, la présidente de l'Association des magistrats tunisiens (AMT), se montre en tout cas optimiste sur ce point. Elle a déclaré dans une interview accordée à la radio Mosaïque FM le 21 décembre dernier que le prochain chef du gouvernement s'était montré favorable à la restauration de la confiance avec le pouvoir judiciaire.

 

Une marge de manœuvre pour faire ses preuves

Du côté de la justice, Mehdi Jomâa devra également faire preuve de bonne volonté en exigeant l'avancement des enquêtes sur les assassinats politiques de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, et en mettant en place la très attendue justice transitionnelle, qui a été adoptée le 15 décembre dernier à l'ANC mais a mal commencé, avec la décision par les députés le 30 décembre de mettre en place un fonds El Karama de dédommagement et de réhabilitation des victimes de la dictature. Ce fonds a provoqué la polémique, et est accusé d'être un moyen détourné de faire gagner de l'argent aux élus islamistes.

Enfin, autre décision à forte portée symbolique susceptible d'être prise par Mehdi Jomâa : la dissolution des Ligues de protection de la Révolution (LPR). La mise hors d'état de nuire de ces milices, à qui l'on attribue nombre d'actes violents, dont l'assassinat du militant de Nidaa Tounes Lotfi Nagdh en octobre 2012, et l'attaque du siège de l'UGTT le 4 décembre de la même année, est en effet depuis longtemps réclamée par l'opposition et la centrale syndicale.

En dehors de ces quelques mesures, reste la priorité des priorités : garantir un environnement adéquat pour des élections transparentes et justes. Car c'est d'abord sur ce point crucial de la transition que sera jugé le futur chef du gouvernement.

Pour l'instant, Mehdi Jomâa semble jouir d'un a priori relativement positif auprès des Tunisiens. La première enquête sur ce sujet, réalisée le 15 décembre par Tunisie Sondage auprès d'un échantillon de 1 050 personnes à travers tout le pays, indiquait que près de 40 % des personnes interrogées avaient confiance en la capacité du nouveau gouvernement à réussir sa mission, contre 30 % ne se déclarant pas confiants. 

Ce sondage montre également que 55 % des Tunisiens, au lendemain de sa désignation, estimaient que Mehdi Jomâa n'était pas le meilleur choix, en particulier à cause de l'absence de consensus autour de sa nomination et de son inexpérience politique. 64 % des sondés citaient toutefois comme qualités principales du nouveau chef du gouvernement son âge (51 ans), 34% son profil de technocrate, et 24 % sa non appartenance à un parti politique. Enfin, l'étude indiquait que 68 % des sondés étaient favorables à ce que les ministères soient sous la responsabilité exclusive de technocrates, contre seulement 2 % pour qu'Ennahdha conserve les ministères de souveraineté.

Un autre sondage, celui-ci réalisé les 17 et 18 décembre par le cabinet Sigma Conseil, montrait lui que 60 % des Tunisiens faisaient confiance à Mehdi Jomâa.

Ces chiffres, malgré toute la prudence qu'il convient d'observer face aux sondages, laissent présager une certaine marge de manœuvre pour Mehdi Jomâa, et la possibilité pour lui de faire ses preuves à la tête du prochain gouvernement.

Perrine Massy

 

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