La formule « ça passe ou ça casse » au sujet de la composition du projet de gouvernement Mechichi, que Nissaf Ben Alaya, la Directrice de l’Observatoire national des maladies nouvelles et émergentes voudrait masquer à cause d’une probable deuxième vague de la Covid-19, est sur toutes les bouches. Les concertations du Chef du gouvernement désigné Hichem Mechichi traînent en longueur et en largeur depuis plus de trois semaines, tandis que l’impatience des Tunisiens grandit et que la colère sociale monte. La copie de Mechichi connaîtra-t-elle le même sort que celle de Habib Jemli, rejetée à la majorité de 134 voix, ou bénéficiera-t-elle du principe du doute qui pèse de tout son poids sur le sort des partis politiques, dont Ennahdha et Qalb Tounes, dans le cas de la tenue d’élections législatives anticipées ?
Cet été sera marqué d’une pierre blanche : sans touristes, sans festivals, sans grands mariages, sans vraies vacances, mais avec la Covid-19 et une forte tension politique. La situation épidémiologique est sous contrôle, selon les spécialistes, même si les autorités sanitaires craignent un automne virulent et sont déjà sur le pied de guerre. Les médecins et les épidémiologistes consacrent, eux, leurs efforts à enseigner aux citoyens la vie avec la Covid-19, pour limiter les risques de contamination.
A l’opposé, ce sont les acteurs politiques qui sont sur des charbons ardents. Il ne reste plus que quelques jours pour connaître la composition du nouveau gouvernement devant succéder à celui d’Elyes Fakhfakh. Les concertations menées par le Chef du gouvernement désigné, Hichem Mechichi, n’ont exclu aucune partie – partis politiques, experts, personnalités nationales de tout bord, société civile, organisations nationales – et se sont poursuivies même après que Mechichi eut annoncé, en avant-première, qu’il penche pour un gouvernement de compétences non partisanes. Exit, donc, les partis politiques ! L’idée est originale et audacieuse et ses chances d’aboutir sont minimes, sauf miracle.
Exit les partis !
L’idée que tous les observateurs et analystes attribuent au président de Kaïs Saïed, est que les portefeuilles ministériels soient attribués à des technocrates, des experts dans leurs domaines respectifs, qui connaissent bien la situation du pays et sont capables de trouver dans les plus brefs délais les remèdes adéquats aux maux de l’économie nationale. Pour ce faire, il faut de l’audace, de l’habileté et du courage de la part de Mechichi pour convaincre les partis politiques de ne pas manquer à leurs obligations vis-à-vis de l’intérêt national et de faire preuve de patriotisme et de responsabilité en acceptant d’épauler l’équipe de technocrates et de l’aider à mettre en exécution un programme de relance de l’économie et de sauvetage de la Tunisie qui serait élaboré conjointement avec toutes les parties.
L’option de Mechichi est réaliste, elle émane de la lecture de la realpolitik, un paysage de crises interminables et de blocages des institutions, et du sentiment populaire quasi-général que les partis politiques sont la source de tous les problèmes de la Tunisie actuelle. Mais, politiquement, elle est irréalisable, sauf miracle ou branle-bas de combat. Les blocs parlementaires favorables à cette option ne sont pas majoritaires à l’ARP, ce sont essentiellement ceux qui ont soutenu la motion de retrait de confiance à Rached Ghannouchi (97 députés sur 217), la future équipe de Mechichi risque donc d’échouer à l’examen de passage à l’ARP. Si elle passe, le gouvernement Mechichi aura malgré tout du mal plus tard à faire passer ses projets de lois et finira par tomber au bout de quelques mois, comme celui de Fakhfakh.
Le risque d’aller vers des Législatives anticipées est donc majeur, Mechichi semble être décidé de tenter le coup, il n’a sollicité aucune proposition de candidature de la part des partis et c’est là le signe qu’il ne compte pas sur la bénédiction des partis politiques pour se maintenir en poste, mais qu’il compte travailler avec eux. La démarche est risquée mais payante dans une certaine mesure : Echaâb et Attayar, partis de la coalition gouvernementale et principaux adversaires d’Ennahdha à la Kasbah, ont mis de l’eau dans leur vin et n’affichent plus une opposition catégorique à un gouvernement de compétences nationales. Reste la structure du gouvernement : doit-elle être restreinte ou élargie ? La première formule est la plus soutenue politiquement, mais pas économiquement. Elle nécessite du temps et des moyens, ce que la Tunisie n’a plus.
Realpolitik vs partitocratie
La vague d’opposition à un gouvernement de compétences non partisanes a, au cours des dernières semaines, fini par perdre progressivement de sa hauteur et désormais la validation par l’ARP de l’équipe de Mechichi est fort probable. La Realpolitik pèse de tout son poids en ces jours difficiles pour la transition démocratique. Un gouvernement non partisan à la Kasbah, qui n’a rien à voir avec les résultats des Législatives de 2019, peut être le seul moyen d’apaiser les tensions politiques et de s’occuper sérieusement des problèmes économiques et sociaux. Après les échecs des gouvernements successifs des dix dernières années, un gouvernement de compétences, d’experts de l’économie, de la finance et des affaires sociales, qui seront chargés de remettre la Tunisie sur la bonne voie, est le changement que beaucoup de Tunisiens espèrent aujourd’hui. Les partis politiques, eux, devront se faire oublier pendant quelque temps et surtout se montrer coopératifs avec le futur gouvernement d’indépendants, s’il vient à être constitué, pour se faire pardonner l’incompétence et l’avidité dont ils ont fait preuve depuis 2011. Au sein de l’opinion publique, la conviction est quasi-générale : les partis politiques, un ramassis d’arrivants inexpérimentés en politique, sont responsables de la faillite de l’Etat et même des valeurs sociétales et culturelles. Les libertés instituées dans la Constitution de 2014, le seul acquis des événements de 2011, paraissent aujourd’hui comme des concepts parachutés, incompris et abusés. Pour beaucoup de Tunisiens, elles se sont transformées en cauchemar qu’on peut résumer en trois mots : violences, impunité, médiocrité. Des violences de tout genre, notamment au sein de la classe politique et dans les médias, l’impunité devenue un culte et la médiocrité, un label de créativité. Nulle personne n’est en mesure de définir ou de placer aujourd’hui les garde-fous qui sont en mesure de garantir le vivre-ensemble en Tunisie dans un contexte de libertés et de démocratie.
La situation économique, sociale, sécuritaire et même culturelle est telle aujourd’hui, qu’à l’exception d’Ennahdha et de ses alliés (Qalb Tounes et Al Karama), qui s’accrochent au radeau des élections de 2019 et de leurs résultats pour sauver leurs intérêts personnels et garantir leur présence dans le prochain gouvernement, contre la volonté de beaucoup de leurs électeurs (la preuve par les sondages d’opinion), tous les autres partis politiques ont dû faire profil bas et adhérer à l’option du président Kaïs Saïed qui a mis tous les partis face à leurs responsabilités devant le peuple tunisien.
Kaïs Saïed et Abir Moussi en tête des sondages
En réussissant son premier coup avec la désignation de Hichem Mechichi, décision largement approuvée, Kaïs Saïed ne va sûrement pas s’arrêter en si bon chemin et entérinera la formule d’un gouvernement restreint de compétences non partisanes (entre 20 et 25 ministres). Kaïs Saïed a désormais tout à gagner. Des fuites qu’il est difficile de vérifier, tant le Chef du gouvernement désigné cultive la discrétion sur son projet de gouvernement, n’écartent pas la possibilité de garder certains ministres indépendants du gouvernement Fakhfakh qu’il aurait lui-même choisis, tels que Thouraya Jeribi, Imed Hazgui, Nizar Yaïche, Mohamed Fadhel Kraïem. De l’entourage de Kaïs Saïed, d’autres fuites ont circulé et font état de listes indépendantes en cours d’élaboration qui soutiennent Kaïs Saïed en prévision d’élections législatives anticipées. Dans le cas échéant, les sondages d’opinion donnent actuellement pour gagnant de ces élections le parti de l’indomptable Abir Moussi, le PDL, qu’ils placent loin devant tous les autres partis, y compris Ennahdha. Ce scrutin pourrait donc se jouer entre les listes du président et celui de la femme politique qui défraye la chronique et devenue malgré elle une icône, détestée par les uns, admirée par d’autres. Ce pourquoi le passage du gouvernement Mechichi à l’ARP est presque assuré, les partis politiques, comme Ennahdha, Qalb Tounes, Attayar, Achaâb, ne voudront pas courir le risque de perdre leurs sièges au Parlement comme le stipulent les sondages d’opinion.
Si Ennahdha et les partis alliés (Qalb Tounes et Al Karama) s’acharnent malgré tout à s’opposer au projet de Mechichi et du président Saïed, les élections anticipées seront le dernier recours, malgré leur dangerosité pour le pays qui ne supportera pas cinq à six autres mois de passage à vide consacrés à la préparation du scrutin. En outre, le problème de la configuration de l’ARP en mosaïque de petits blocs reste entier et l’amendement du système électoral est plus que jamais urgent afin d’assainir le climat politique. En attendant que les horizons politiques s’éclaircissent dans les prochains jours, le retour de l’ARP est déjà annoncé au rythme houleux d’une deuxième motion de retrait de confiance contre Rached Ghannouchi, une perspective suicidaire pour le président de l’ARP le plus détesté par les Tunisiens, selon les sondages d’opinion. n