Gouvernements post-25 juillet 2021 : Quel bilan économique ?

Nombre de Tunisiens considèrent le 25 juillet 2021, qui a rompu avec la décennie noire qui a dévasté le pays, comme une véritable deuxième indépendance de la Tunisie contemporaine, alors que le président de la République, Kaïs Saïed, y voyait une action corrective du processus révolutionnaire à même de remettre le pays sur les rails et de faire en sorte de reconstruire et surtout de se réapproprier les objectifs de la dignité et de la liberté… Avec la nomination de Kamel Madouri en tant que nouveau chef du Gouvernement, le troisième à occuper ce poste depuis le 25 juillet 2021, un bilan s’impose pour évaluer le chemin parcouru et entrevoir ce qui reste à faire.

Par Samy Chambeh

 Une précision d’abord : il faut concéder que la tâche des Gouvernements post 25 juillet 2021 n’a pas été facile, loin de là au regard de l’étendue des dégâts de la décennie noire qui a infesté les rouages de l’Etat, son administration et son service public et plombé ainsi les efforts du pays à aller de l’avant.
Pour la pertinence de l’évaluation, il a été décidé de l’aborder à travers le prisme de douze dossiers ou centres d’intérêts.

  1. Parer au défaut de paiement et à la faillite de l’Etat. Certes la Tunisie a pu échapper à ce spectre aussi bien « sous le règne » du Gouvernement de Nejla Bouden (29 sept 2021 – 31 juillet 2023), première femme tunisienne cheffe de gouvernement, dans le monde arable et en Afrique du Nord, et de celui de Ahmed Hachani (1 août 2023 – 8 août 2024) mais à quel prix : cet effort colossal assuré, en grande partie, par les transferts de nos ressortissants à l’étranger, par les recettes touristiques et par les revenus d’exportation de l’huile d’olive a été au dépend de l’investissement, le moteur de la croissance économique, et du développement social.
  2. Sortir l’économie nationale du marasme.A vrai dire l’objectif est loin d’être atteint, les chiffres parlant d’eux-mêmes : une croissance économique toujours anémique avec 0,4% au terme de l’année 2023 (contre 2,4% en 2022) et 0,2% à la fin du premier trimestre 2024. Au niveau du chômage le tableau n’est guère reluisant aussi, avec un taux toujours soutenu, à 16,2% au terme du premier trimestre, alors que l’encours de la dette publique, à la fin du premier semestre de cette année, s’est alourdi à 127,3 milliards de dinars contre 119,5 milliards durant la période équivalente de 2023. Au plan des grands équilibres, le déficit commercial s’est certes contracté de 20,8% à fin mai dernier, à 6413 MD contre 8100,7 MD durant la période équivalente de 2023 et le taux de couverture s’est corrélativement amélioré (80,7%) mais il faudrait relever au passage que cela est le résultat d’une baisse des importations en matières premières et demi – produits, ce qui nuit assurément à l’effort de production, à l’investissement et à l’exportation.
  3. Assinir l’Administration.C’est là un dossier qui semble avoir pesé dans le changement du chef du gouvernement. Bien que le président Kaïs Saïed l’a, à maintes fois, martelé : « l’Administration et le service public restent infiltrés par des lobbies, des porteurs de faux diplômes qui y sont entrés d’une manière illégale, ce qui continue d’entraver le bon fonctionnement de l’Etat et des prestations au public. Mais le résultat de l’action gouvernementale dans ce sens reste jusqu’à maintenant en dessous des espérances.
  4. Maitriser le coût de la vie et la préservation du pouvoir d’achat moyen.Ce dossier n’a pas été facile à gérer par les deux Gouvernements Bouden et Hachani en dépit de la guerre déclarée par le président Kaïs Saïed contre les speculateurs, les trafiquants, les contrebandiers et contre tous ceux qui « prennent en otage la sécurité alimentaire des Tunisiens ». En effet, malgré la volonté affichée, l’inflation monétaire reste soutenue bien qu’en léger recul (7% en juillet contre 7,3% en juin), mais l’IPC (indice des prix à la consommation) reste en progression mensuelle (+0,4% en juillet et +0,5% en juin), alors que pour la plupart des consommateurs l’inflation ressentie est de loin supérieur à ce niveau. A noter aussi la question de la non disponibilité des produits de base alimentaires (farine, semoule, sucre, café, thé, lait et beurre, pâtes alimentaires) et non alimentaires (médicaments, carburants) qui reste intermittante jusqu’à ce jour.
  5. Atténuation des inégalités sociales.A ce niveau il faudra relever de bons points tels l’accord salarial avec l’UGTT, jetant les bases d’une trêve sociale de 3 ans (2022 à 2024), sous le règne de Bouden, et plus récemment, les majorations du SMIG et du SMAG qui se répercuteront sur les pensions des retraités du secteur privé à l’effet d’améliorer le pouvoir d’achat des salariés à faibles revenus avec en sus, l’alignement des modiques pensions de retraite sur l’allocation dispensée aux familles nécessiteuses, qui évolueront ainsi de 180 à 240 dinars, des mesures qui ont été, rappellons-le ordonnées par le  président Kaïs Saïed. Mais reste le problème épineux de la soustraitance de la main d’oeuvre dans le secteur privé ainsi que les Contrats de travail à durée déterminée (CDD). Le fait de réitérer ses directives dans ce sens au nouveau chef du gouvernement pour mettre un terme à cette forme « de traite d’êtres humains » traduit l’échec du précédant gouvernement dans ce dossier.
  6. Lutter contre le chômage, la précarité et la pauvreté. Sur ce terrain le gouvernement Hachani n’a pas eu le succès attendu eu égard au fort taux de chômage de 16,2% mais surtout avec une population au chômage en progression et estimée à 669.300 personnes et un taux de 23,4% au premier trimestre de l’année en cours des diplômés de l’enseignement supérieur, outre un alarmant taux de 39,2% du chômage des jeunes âgés entre 15 et 24 ans, ce qui constitue une véritable bombe à retardement dans le domaine social.
  7. Améliorer les services publics et la mise en branle des grands projets.Sur ce plan, c’est aussi un constat d’échec pour les Gouvernements Hachani et Bouden : le piteux état de nombre de nos écoles, hôpitaux et équipements de transport en commun – dénoncés par le président de la République – sur fond d’absence de la maintenance a largement dégradé la qualité des prestations publiques. Des interventions présidentielles remarquées ont amené récemment le gouvernment Hachani à décider en CMR l’acquisition d’un millier d’autobus. En fait, de pareilles initiatives entrent dans le cadre du concept de l’« Etat social » défendu par le président Kaïs Saïed qui voudrait le voir se concrétiser dans les faits afin d’améliorer le quotidien du Tunisien. Enfin des efforts considérables restent à fournir pour mettre en branle les grands projets et surmonter les entraves administratives s’y rapportant d’autant que les fonds pour ces projets restent totalement disponibles.
  8. Accélérer la transition énergétique. L’année en cours a vu la conclusion de nombreux accords entre l’Etat tunisien et des partenaires étrangers à l’effet de tendre vers l’objectif de 35% de l’énergie électrique devrant être produite à partir des énergies renouvelables afin d’assurer au pays la sécurité énergétique. Mais il faut dire que cette stratégie ou la réalisation de stations de  dessalement de l’eau de mer est plutôt le fruit de travail de nombre de gouvernements précédents.
  9. Réduire la fracture territoriale et booster le développement régional. Un des reproches adressés aux gouvernements post 25 juillet 2021, c’est le peu d’écoute aux préoccupations des citoyens et à leurs doléances, dans les différentes zones du pays, que ce soit concernant la cherté de la vie, les coupures continues d’eau et d’électricité, la rareté des opportunités d’emploi, les pénuries récurrentes de produits alimentaires de base, la détérioration des services sanitaires, la qualité de la gouvernance dans des entreprises publiques, l’impunité face à certains dossiers de malversation ou de corruption, etc. Un grand effort reste à faire pour améliorer la qualité de vie dans les régions et atténuer ainsi l’exode rural.
  10. Redresser la compétitivité des industries tunisiennes et renforcer l’effort d’exportation. Avec un taux d’intérêt directeur encore à 8%, en dépit de la détente sur le front de l’inflation – résultat de la monétaire extrêmement prudente de la BCT – outre la fiscalisation et le coût du travail (charges sociales), autant de facteurs qui doivent être allégés dans le but d’améliorer la santé financière des entreprises (particulièrement les PME /TPE), tout en réactivant les réformes structurelles à l’effet de restaurer ladite compétitivité et de réhabiliter les filières productives.
  11. Rétablir la confiance dans l’avenir. Que ce soit pour investir dans son entreprise ou dans l’économie nationale d’une manière générale ou pour tirer profit d’un quelconque atout de notre pays ou carrément pour s’investir totalement dans son travail, la confiance reste un facteur clé de sorte à amener tous nos concitoyens à unir leurs efforts pour que notre pays aille de l’avant et puisse relever les énormes défis auquels il est confronté. Cela aura le mérite de rompre avec le sentiment de pessimisme et de dépit ressentis par certains. Aussi le nouveau chef du gouvernement se doit-il de rassembler et ne pas focaliser sur les divisions tunisiennes et d’adopter une communication régulière avec les citoyens pour qu’ils soient concernés par les objectifs à atteindre.
  12. Sens d’initiative et cohérence de l’exécutif politique.Autre reproche formulé à l’encontre des gouvernements post 25 juillet 2021 : le manque d’audace et de sens d’initiative. Il est vrai que  tous les amendements juridico-réglementaires (chèque sans provision et articles du Code du commerce, nouveau privilège fiscal et douanier en faveur de nos ressortissants à l’étranger, la réglementation des changes, etc.) et les décisions énergiques prises dans certains domaines durant la période des gouvernements post 25 juillet 2021 restent l’apanage du président Kaïs Saïed qui a prodigué à chaque fois, les directives nécessaires pour agir sans délai surtout suite à ses visites inopinées.

Autre point d’évaluation important sur lequel ont été, apparemment, jugés les Gouvernements de Nejla Bouden et de Ahmed Hachani, c’est celui de la synergie de leur équipe gouvernementale et du degré de leur coordination, ceci d’une part et l’importance que l’exécutif politique parle d’une seule voix, d’autre part. D’ailleurs à chaque cérémonie d’investiture du chef de gouvernement, le président de la République ne cesse de rappeler que conformément à la Constitution « le chef du gouvernement préside le gouvernement et conduit ses affaires sous l’autorité du président de la République et que le gouvernement met en œuvre la politique générale de l’État, déterminée par le Chef de l’Etat », d’où l’importance pour ce tandem d’être totalement en phase pour prendre des mesures pertinentes et mettre en pratique des stratégies nationales cohérentes et judicieuses.
En fait la réussite est à portée de main du nouveau chef de gouvernement : Nos vaillants médaillés olympiques durant les Jeux olympiques de Paris 2024 (Firas Gattoussi, médaille d’or – Farès Ferjani, médaille d’argent et Khalil Jendoubi, médaille de bronze) viennent de le prouver : en dépit du manque de moyens et à la faveur de leur sens d’abnégation et d’investissement dans le labeur, ils ont pu braver les difficultés et enrichir leur palmarès et honorer leur pays et faire rayonner son image à l’échelle mondiale en permettant à la Tunisie de terminer les Jeux à la 52ème  position sur un total de 206 pays ou de Comités olympiques. Tout est donc une question de compétence, d’effort, de pertinence et de savoir faire.
Le nouveau chef de Gouvernement sera t-il l’homme de la situation pour rectifier le tir et accélérer la reconstruction préconisée par le président de la République Kaïs Saïed ? Son bref passage, du reste réussi, au ministère des Affaires sociales, ses riches expériences et son dense curriculum vitae le laissent en tout cas supposer.

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