Aujourd’hui, Secrétaire général du mouvement Ennahdha, Ali Laarayedh fut ministre de l’Intérieur, de décembre 2011 à mars 2013, et Premier ministre, de mars 2013 à janvier 2014.
Ayant été aux affaires pendant l’une des périodes les plus délicates et les plus périlleuses de l’Histoire du pays, son « règne » a été marqué par des turbulences qui menaçaient de tout emporter sur leur passage. Il a connu l’assassinat de Chokri Belaïd (6 février 2013) et Mohamed Brahmi (25 juillet 2013), la répression policière le 9 avril 2012, l’attaque de l’ambassade américaine le 14 septembre 2012, ainsi que des opérations meurtrières contre l’armée, notamment au djebel Châambi.
Mais ce règne a connu également des moments heureux tels que la déclaration d’Ansar Acharia en tant qu’organisation terroriste – ce qui lui vaut d’être classé en tête de ses cibles –, le succès du dialogue national ou la promulgation de la nouvelle Constitution. Contrairement à l’image que l’on colporte souvent de lui, Ali Laarayedh est un homme affable, chaleureux et d’une modestie sincère. Homme d’appareil, son approche est pragmatique et exempte de toute rigidité dogmatique. Entretien conduit par Hassan Arfaoui
Après l’éviction des Frères musulmans du pouvoir en Égypte, peut-on dire que l’islam politique est en état de siège dans le monde arabe ?
Oui, on peut dire que c’est un peu le cas, du fait qu’il y a des forces qui veulent nuire au printemps arabe et plus particulièrement aux mouvements islamiques qui ont accédé ou participé au pouvoir.
Il est certain que l’entité sioniste est le premier bénéficiaire de toute rechute qui survienne dans les pays qui passent par ce printemps arabe. De même qu’il y a des États arabes qui ont soutenu ce qui s’est passé en Égypte, et œuvrent à reproduire un scénario pareil dans le reste des pays du printemps arabe.
Le mouvement Ennahdha, en tant que l’une des composantes de l’islam politique, se sent-il ciblé par de tels stratagèmes ?
Disons plutôt que ce sont la Révolution et la démocratie tunisiennes qui sont ciblées. Et dans la mesure où Ennahdha joue un rôle majeur dans ce processus démocratique tunisien, nous pouvons dire que ce mouvement politique se trouve le premier à être ciblé.
Peut-on dire que les États-Unis qui soutenaient, du moins au départ l’islam politique, sont revenus sur leur position ?
Les États-Unis gardent encore une position positive vis-à-vis de la Révolution tunisienne quant aux libertés et au processus transitionnel démocratique, ceci tout au long de cette période qui a suivi le 14 janvier 2011. Donc les USA ne font pas partie des forces dont je parlais et qui veulent entraver les processus démocratiques dans les pays du printemps arabe.
Il se pourrait que les USA aient remis en question leur position des mouvements de l’islam politique, y compris Ennahdha, suite à l’attaque contre son ambassade à Tunis…
Je ne pense pas. Car nous sommes toujours en dialogue avec les États-Unis et les dirigeants du mouvement Ennahdha sont en contact permanent avec les USA. Les États-Unis n’ont jamais changé de position à l’égard de la transition démocratique en Tunisie. Ceci dit, les américains ont été surpris par ces attaques contre leur ambassade à Tunis, tout comme nous l’étions nous-mêmes. Il faut dire que ces événements ont été désolants, mais cela n’a pu affecter nos relations avec les Américains et nous avons pu enfin dépasser cette crise. Par ailleurs, nul ne peut lier ces événements à Ennahdha, mais c’était plutôt dû à l’affaiblissement de l’État après la Révolution et le manque de moyens du gouvernement tunisien à préserver la sécurité et combattre le terrorisme.
Est-ce que votre mouvement a sous-estimé le danger des groupes salafistes djihadistes contre le pays et contre vous-mêmes en tant que parti politique islamiste de gouvernement ?
Oui en effet, il s’agit d’un groupe qui pervertit l’Islam, la société, l’histoire, l’État et le sens de la Révolution. C’est ce qu’on a remarqué en Syrie où, au début, il y avait un soulèvement populaire pacifique contre la tyrannie tout comme c’était le cas en Tunisie. Survint ensuite ce genre de mouvements et d’événements dramatiques qui ont fait sombrer la Syrie dans le tourbillon du terrorisme.
Revenons à votre question portant sur la sous-estimation du danger des djihadistes. En fait, ce sont des groupes que tout le monde connaît, mais nul n’a pu prévoir qu’ils allaient agir aussi rapidement par le rassemblement des armes tout de suite après leur sortie des prisons. Leur premier méfait date de mai 2011, et pendant cette période les Tunisiens ne les soupçonnaient pas de se préparer à mener une guerre contre le pays. Les forces de sécurité sont parvenues entre-temps à découvrir que ces groupes étaient en train de préparer des attentats par le stockage des armes pour enfin passer à l’acte.
Mais ces poursuites ont beaucoup tardé. Les médias, comme la société civile, ont prévenu du danger que représentaient ces mouvements, qu’ils disposaient de camps d’entrainement, etc. Ennahdha démentait ces informations en affirmant que les médias et la « contre-révolution » exagéraient la situation à dessein…
Permettez-moi d’être clair sur ce sujet qui a soulevé tant de controverses. D’abord, j’étais personnellement le ministre de l’Intérieur qui a fait face à ces groupes en janvier 2012, soit moins de deux semaines après ma nomination. Nous les avons combattus à Bir Ali Ben Khelifa, mais bien avant cela il y a eu confrontation avec eux en mai 2011 lors du mandat de M. Béji Caïd Essebsi. C’est pour dire que les opérations contre ces groupes ne se sont jamais arrêtées. Mais découvrir les lieux abritant les armes et les éléments qui se préparent à exécuter des attentats, est une tâche complexe dans un pays à peine sorti d’une période de Révolution, et où l’on était en pleine déstabilisation en matière de sécurité. Donc, l’affrontement avec ces groupes a commencé à partir du début de l’année 2012, et il s’est renforcé exactement au milieu de cette année.
Y a-t-il un courant au sein du mouvement Ennahdha qui soutient l’idée de ménager les groupes salafistes et de les considérer comme une composante de l’islam politique pouvant être utile électoralement ?
Cette considération électorale est tout à fait exclue. Il s’agit plutôt de faire la part des choses quant à notre position à l’égard des groupes salafistes. La scène publique comprend un groupe qu’on appelle le courant salafiste scientifique, et un autre groupe de la même obédience religieuse mais qui légitime la violence. Le mouvement Ennahdha se trouve en totale divergence avec la vision des salafistes scientifiques en matière du modèle sociétal, des droits de la femme, des libertés, des élections, de la démocratie, de la position envers l’Occident et bien d’autres choses. Ceci dit, nous n’avons rien contre cette vision salafiste de l’Islam à laquelle adhèrent un certain nombre de Tunisiens . Nous voulons la critiquer et la contester par la pensée, la culture et la seule confrontation pacifique. Quant à l’autre groupe minoritaire des salafistes violents qui traitent les autres de mécréants et les contraignent par la force à adopter leur vision, nous ne pouvons considérer leur attitude que nuisible à l’Islam, la société et la Révolution, et qu’il faut combattre. Il est vrai qu’au cours de la première année de la Révolution, ces groupes n’étaient pas assez distinguables. Même les incidents qui ont eu lieu à Rouhiya et dont l’un des grands officiers de l’institution militaire ainsi que l’un de nos soldats ont été victimes, n’ont pas pris assez d’importance en ces temps-là, alors même qu’ils faisaient partie de toute cette série d’attentats qui se poursuivent jusqu’à aujourd’hui. Ce sont les forces de sécurité qui scrutaient depuis ces temps-là les agissements de ces groupes qui se sont mis à se structurer progressivement et ont fini par organiser leur congrès. Il s’est avéré ensuite que parmi ce courant des Ansar Acharia il y avait une aile armée dont certains membres n’étaient pas encore identifiés par les instances sécuritaires. Ainsi, nos forces ont commencé à découvrir le réseau qui s’étendait à l’échelle du pays, ce qui va motiver notre décision d’interdire les activités de ce groupe des Ansar Acharia et de le déclarer organisation terroriste.
En Libye, le courant politique islamiste dit modéré s’est allié avec le courant radical djihadiste. Que pensez-vous de cette situation ?
Permettez-moi d’abord d’exprimer mon souhait que nos frères libyens trouvent une meilleure issue pour construire leur démocratie et leur paix sociale. Ceci relève de l’intérêt du peuple libyen, mais aussi de ceux des Tunisiens, des Algériens, des Magrébins et de l’ensemble des pays de la région. En fait, nous sommes convaincus que ce qui se passe en Libye n’est qu’une affaire intérieure qui ne concerne que ce peuple frère. Nous ne pouvons qu’assurer que nous ne permettrons jamais qu’un danger puisse toucher la Libye du côté tunisien, et nous sommes certains que nos frères libyens s’interdisent de porter atteinte à la Tunisie de leur côté. Reste que nous nous devons ensemble de surmonter ce problème de trafic d’armes au niveau de nos frontières communes, et nous demeurons à ce sujet en collaboration continue. En ce qui concerne la question politique intérieure en Libye, je peux vous assurer que je ne dispose pas d’une connaissance trop détaillée de la situation là-bas…
Mais vous étiez bien placé, en tant que premier ministre, pour être suffisamment informé de l’évolution de la situation politique en Libye…
Vous savez que la vie politique en Libye est aléatoire et nous avons déjà accueilli les différents dirigeants qui se sont succédé à la tête du gouvernement libyen lors des mandats de M. Caïd Essebsi, de M. Jebali, de moi-même et de M. Jomâa. Il faut dire que la situation actuelle en Libye est un peu complexe avec la division qui se passe au niveau politique, militaire, tribal, etc. Nous espérons, quant à nous, qu’il pourrait y avoir un dialogue n’excluant aucun acteur de la scène libyenne en vue de parvenir à une sorte d’unité nationale qui préservera le processus transitoire dans ce pays.
Mais que dites-vous de cette alliance entre les frères musulmans et le groupe des Ansar Acharia en Libye ?
Je peux vous assurer que le parti de la justice et de la construction est loin d’être en alliance avec ces groupes, compte tenu de ses positions en ce qui concerne la violence et le terrorisme. Reste qu’il existe des ingérences extérieures qui pourraient expliquer la complexité de la situation politique et sécuritaire libyenne et qui cherchent à perpétuer la crise dans ce pays.
À un moment donné, alors que l’on parlait de la fin de la légitimité de l’ancien Conseil national libyen, vous avez soutenu cette institution et appelé à respecter sa légitimité. Le 25 juin dernier, des élections ont été organisées et la sensibilité islamiste s’en était sortie minoritaire. Pourquoi n’appelez-vous pas à respecter la nouvelle légitimité issue de ces élections ?
Je ne partage pas votre avis quant à la description de ce qui s’est passé sur ce point en Libye. En fait, il ne s’agit pas d’un groupe déterminé de rébellion contre la légitimité. Le problème en Libye c’est qu’il y a plusieurs parties aux tendances politiques diverses qui sont en conflit. Quant à nous, nous n’avons rien contre la légitimité du parlement actuel mais nous nous refusons de nous ingérer dans les affaires intérieures de ce pays frère. Ces conflits n’opposent pas l’État libyen à des groupes de rebelles. Il existe une division profonde entre la totalité des acteurs politiques du pays.
Venons-en à la situation politique en Tunisie. Vous avez confirmé au début de cet entretien le constat d’un siège de l’islam politique au niveau du monde arabe du moins. Une telle donne a-t-elle influencé la stratégie politique du mouvement Ennahdha en Tunisie ?
Les stratagèmes hostiles au printemps arabe généralement, et l’expérience de transition démocratique tunisienne en particulier, ont certainement une influence sur la politique de notre mouvement. Ennahdha est un parti qui assume ses responsabilités, et nous sommes, en tant que dirigeants, bien conscients des dangers extérieurs qui menacent notre expérience démocratique en Tunisie, et des difficultés intérieures causées, entre autres, par certains dans leur tentative d’ébranler cette expérience. Ennahdha dispose d’une capacité réelle pour mesurer ces dangers-là et elle est toujours prête à faire des concessions en vue de préserver notre processus démocratique.
Ennahdha a éliminé de ses listes électorales certains noms qualifiés de « faucons », tels que M. Chourou, M. Ellouze et bien d’autres. Peut-on en déduire que c’est une façon de s’adapter à la nouvelle donne locale, arabe et internationale ?
Pour ce qui est de l’influence internationale et intérieure sur la politique du mouvement Ennahdha, c’est une question que nous n’avons pas à nier. Comme je vous ai dit, nous avons toujours cherché à assurer la transition démocratique à travers le travail collectif qui nous unit à d’autres tendances politiques tunisiennes. Et là, où il fallait que nous fassions des concessions que nous avons faites volontiers. Tout le monde se souvient de la période des appels à destituer le gouvernement, et après un dialogue national entre les divers acteurs, tout le monde s’est accordé à exhorter l’Assemblée constituante à accélérer la rédaction de la constitution, à élire une ISIE et à fixer une date pour les élections, pour, enfin, mettre en place un gouvernement impartial qui poursuivra la gestion du pays, et tout cala a été fait.
Pour ce qui est des listes électorales présentées par Ennahdha, ce que vous avez avancé n’est pas tout à fait exact, surtout en qualifiant tel ou tel membre dans le mouvement d’être parmi les faucons et d’autres parmi les colombes. Il faut que vous sachiez que parmi les 90 députés d’Ennahdha il y a eu un renouvellement pour 33 membres seulement, tandis que 57 personnalités ont été dispensées. Puis c’est aux conseils régionaux qu’il revient de renouveler la candidature de l’un ou l’autre des députés en place. Ce n’est qu’après que le bureau exécutif du mouvement entérine ces décisions. Certains membres dont, entre autres, M. Elouze, M. Chourou, M. Jebali, ont préféré ne pas renouveler leur candidature.
Monsieur Hamadi Jebali voulait présenter sa candidature pour l’élection présidentielle. Pourquoi votre mouvement ne l’a pas soutenu alors qu’il jouit apparemment d’une popularité qui va au-delà des militants et sympathisants d’Ennahdha ?
Le mouvement a longuement discuté de la candidature de M. Jebali, et je dois dire que nous ne prenons jamais une décision selon les désirs de l’un ou l’autre de nos dirigeants. Il nous faut un consensus sur telle ou telle position ou décision. Ennahdha a fini par estimer inutile de présenter un candidat parmi ses rangs, et nous avons opté pour le choix d’une personnalité consensuelle auprès des Tunisiens.
Ce choix s’avère très pertinent politiquement puisqu’il permet à votre mouvement de gagner la bataille avant qu’elle ne soit engagée et le place en tant qu’arbitre national qui oblige la plupart des prétendants à la neutralité, sinon à la surenchère pour gagner les faveurs d’Ennahdha. Qu’en dites-vous ?
Ce n’est ni le calcul d’Ennahdha ni celui de la personnalité que nous allons soutenir. Si tel était le cas, je ne pense pas que sa candidature soit utile. Notre condition pour soutenir telle ou telle personnalité est de garantir que le président à venir ne soit fidèle qu’à la Tunisie. C’est ce genre de président qui nous assurera de la pérennité du processus démocratique.
L’État du Qatar fait-il pression sur Ennahdha pour soutenir la candidature de Moncef Marzouki à la présidentielle ?
Il n’y a nullement de pression exercée sur notre mouvement par aucun État. L’élection du prochain président de la République revient à la seule volonté du peuple tunisien et à sa seule décision libre et indépendante.
Quelle sera la personnalité que vous allez soutenir ? À première vue, vous ne souhaitez soutenir, ni M. Ben Jaafar, ni M. Marzouki, mais plutôt Né jib Chebbi…
Nul d’entre la totalité de ceux qui vont se présenter à la présidentielle n’est parfait. Quiconque se présentera aura des lacunes quelque part. Nous ne soutiendrons que la personne qui disposera de plus d’aptitude à préserver les libertés, le processus démocratique, l’unité nationale, et qui sera le meilleur représentant des Tunisiens sur la scène internationale.
Le mouvement Ennahdha apparaît comme le seul parti qui dispose d’une véritable stratégie électorale. Le code électoral, la primauté donnée aux législatives sur la présidentielle, le rejet de la « loi d’immunisation de la Révolution », etc. n’ont-ils pas permis de morceler les rangs de vos adversaires en favorisant l’explosion des candidatures à tous les niveaux ?
Dans l’impossibilité de réaliser tout ce à quoi on aspire dans la vie politique, on se trouve, au cours d’une phase de transition démocratique comme celle de la Tunisie, obligé de recourir à des arrangements entre acteurs politiques en vue de préserver le processus démocratique. À une certaine période, il y avait une quasi-unanimité sur la loi d’immunisation de la Révolution. Si cette loi était passée dès le départ, cela n’aurait probablement pas soulevé tant de controverses. Avec le temps, nous avons estimé que cette loi ne pourra que générer des conflits, des tiraillements et des tentatives de faire avorter le processus électoral, surtout que des forces anti-démocratiques étaient bien présentes sur la scène. Nous sommes donc parvenus à la conviction que seul le peuple est à même d’immuniser sa Révolution, et qu’il y aura certainement des lois à venir qui pourraient préserver les acquis de notre Révolution. Je ne peux pas être d’accord avec tout ce que vous avancez, mais je dois dire que certaines décisions doivent dépendre parfois des conjonctures. Par ailleurs, ce n’est pas la loi électorale qui est derrière le morcèlement de la scène politique, mais cela revient à la nature même de cette scène déjà morcelée du fait de l’immaturité de cette expérience démocratique naissante.
On vous reproche souvent de mobiliser la religion au service du politique au cours de cette phase électorale. C’est ce que l’on a remarqué par exemple avec la « démission » de certains imams de leurs fonctions religieuses pour se retrouver à la tête des listes électorales. Cela ne contredit-il pas le principe de la neutralité des lieux de culte ?
Il ne s’agit pas du tout d’association du politique et du religieux. Soyons clairs sur ce point : nous sommes contre l’utilisation des lieux de culte pour des fins partisanes et électorales. Les mosquées doivent être indépendantes et neutres. Elles sont faites pour rassembler tous les Tunisiens afin d’invoquer le Très-Haut, d’y célébrer les prières et pour être des lieux où l’on apprend aux fidèles leur foi, etc. Toutefois, l’imam, le prêcheur, ou l’enseignant de l’initiation islamique sont tous des citoyens qui ont le droit de présenter leurs candidatures à condition qu’ils démissionnent de leurs fonctions initiales.
Pourquoi le mouvement Ennahdha ne procède-t-il pas une révolution au niveau de l’islam politique arabe quant à la question de la séparation entre politique et religion, du moins sur le plan formel comme l’a fait l’AKP en Turquie ?
Ennahdha est un mouvement connu pour ses nombreuses initiatives d’innovation sur le plan théorique islamique, et pour son approche politique réaliste. C’est aussi un mouvement pionnier en matière de l’association de l’islam et ses fins aux valeurs de la modernité. Ennahdha, et la Tunisie en général, sont les premiers à réussir une expérience d’enracinement démocratique dans une terre arabe et islamique conjuguant l’authenticité et la modernité. Nous n’épargnons aucun effort d’innovation en matière de la pensée islamique. Néanmoins, parler d’une séparation entre religion et politique demeure un questionnement à rectifier. Personnellement, je ne vois pas pourquoi on doit parler de séparation alors qu’il s’agirait plutôt d’une distinction. La religion islamique est venue promouvoir un ensemble de valeurs qui se veulent un cadre dans lequel nous agissons. La déclaration des Droits de l’Homme par exemple, et qui est de nature laïque, ne sort pas de cette logique. Notre mouvement œuvre toujours à innover en matière de réflexion et de recherche dans la pensée islamique pour que celle-ci soit un terrain qui rassemble toutes les valeurs capables de faire avancer l’humanité vers le bien.
Mais quand on parle de séparation entre politique et religion, cela n’implique pas l’exclusion des valeurs promues par l’islam. Ce principe consiste plutôt à faire de la politique une affaire qui procède de l’effort humain qui est relatif et supporte d’être dans l’erreur. Ainsi, la société est gérée par des lois séculières qui puissent contredire des prescriptions coraniques, telles que la tutelle de l’homme sur la femme ou la polygamie…
Je suis d’accord avec vous. Nous sommes convaincus que l’islam est une religion valable pour tous les temps et tous les espaces. Cette religion est dotée d’une capacité réelle de gérer les différences. L’islam est également connu pour sa capacité d’adaptation avec tous les climats culturels. Aujourd’hui, il nous est donné, en tant que musulmans jouissant d’une nouvelle ère de liberté à travers notre monde arabe, de rassembler nos efforts et d’innover notre pensée islamique. C’est ce qu’on a pu d’ailleurs remarquer lors de cette dernière décennie en ce qui concerne les questions de démocratie, des élections, de la liberté de la femme, des droits de l’homme, etc. Il est donc grand temps que le musulman se sente en pleine quiétude avec un islam hospitalier et ouvert à toutes les cultures, et se présente comme un égal interlocuteur vis-à-vis des autres civilisations du monde.
Tout le monde a pu remarquer le portrait de Mustapha Kemal Atatürk au dessus de la tête d’Erdogan en train de faire ses discours. Peut-on imaginer une réconciliation entre le personnage de Habib Bourguiba, le réformateur et non le despote, et le mouvement Ennahdha ?
Bourguiba, que Dieu l’ait dans sa grâce, est en ce moment entre les mains du Très-Haut. Si l’on parle de cet homme en tant que leader qui a guidé un mouvement national qui a contribué à la construction de l’État tunisien, de l’enseignement, cet homme qui a contribué à l’émancipation de la femme, etc… Nul ne pourra nier cet héritage. Même tous ceux qui ont participé à la construction de cet État ne peuvent qu’être loués pour ce qu’ils ont donné. Personnellement, j’en appelle à toute notre jeunesse de ne pas minorer les apports des anciens. En revanche, si l’on juge ce personnage à partir de sa position envers la démocratie, les libertés, et même vis-à-vis de la question religieuse, nous ne pouvons que le critiquer sévèrement. Je dois dire que l’épreuve que j’ai traversée au temps de Bourguiba n’est nullement prise en considération quand je suis invité à exprimer mon avis sur son legs. Et vous n’êtes pas sans savoir que les jugements humains tendent vers l’objectivité plus on avance dans le temps. C’est pour cela, je peux vous dire clairement que je n’ai aucun problème avec le personnage de Bourguiba, que Dieu ait son âme.p