Hamma Hammami a fait de son prénom un nom en politique. Quelle preuve plus irréfutable pour attester qu’il a bien réussi à s’imposer en figure familière et incontournable du paysage politique tunisien ? Pour ses adversaires comme pour ses proches, «Hamma» est le modèle du militant infatigable que les longues années de persécutions et de clandestinité n’ont fait que «bonifier». Son utopie révolutionnaire, qui attirait naguère sur lui des sourires amusés tant on la jugeait impensable, a pris corps un certain 14 janvier. Dès lors, les propositions n’ont pas manqué pour l’attirer au bercail du pouvoir en ministre «domestiqué». S’il a préféré le rôle de l’opposant, c’est qu’il jugeait que son heure n’était pas encore venue. Aujourd’hui, il postule pour la magistrature suprême et nourrit l’ambition que le Front populaire, dont il est le porte-parole, sortira auréolé d’une large confiance aux législatives. La polémique autour des parrainages de sa candidature à la présidentielle, venant de députés d’Ennahdha et du CPR, a été le prétexte à cet entretien qui brasse plus large.
Quelles sont vos relations politiques et personnelles avec Ennahdha et le CPR ?
Du temps de la dictature, nous avons milité ensemble pour des objectifs précis, imposés par la conjoncture. Mais après la Révolution et surtout depuis que la Troïka, dirigée par Ennahdha, a accédé au pouvoir, nos partis n’entretiennent plus de rapports, ni de près ni de loin. Nous considérons qu’Ennahdha, Ettakattol et le CPR, qui s’est d’ailleurs effrité, ont tourné le dos au peuple et à ses aspirations. Je ne vais pas m’attarder sur la suite, on la connaît tous.
Sur le plan personnel, je connais, évidemment, des «nahdhaouis», des «congressistes» et des «takattouliyyins», mais ces relations personnelles, surtout avec les responsables, parmi les dirigeants de la Troïka, de la répression et des politiques erronées, se sont totalement refroidies.
Dans ces conditions, comment acceptez-vous d’être parrainé par des députés d’Ennahdha et du CPR pour valider votre candidature à l’élection présidentielle ?
Toute cette polémique autour du parrainage n’a aucun sens, à mon avis. Certes, il y a des appréciations différentes de la question au sein du Front populaire (FP) et c’est normal, mais certains ont voulu l’exploiter en cette période électorale pour semer la zizanie entre les composantes du FP, en criant au «complot» ou même à la «trahison»… Mais ces «fauteurs de troubles» ont été déçus. Le FP est plus qu’averti. Ses dirigeants savent résoudre leurs divergences et préserver leur unité.
Que s’est-il-passé exactement ? Notre camarade Ahmed Essafi, député de l’ANC a recueilli, avec l’aide de deux autres collègues, le parrainage de onze députés parmi lesquels un dissident du parti Ennahdha et deux membres dirigeants du CPR, pour appuyer ma candidature à la présidentielle. Les trois députés l’ont fait à titre personnel et par respect envers mon itinéraire militant, disent-ils. Au même moment, les députés d’El Masar, parti «démocratique et progressiste», ont refusé de nous apporter leur soutien en prétendant qu’ils ont décidé de ne parrainer aucun candidat. D’ailleurs, c’est la même position prise par Afeq Tounes et Le Courant Démocratique.
Revenons maintenant au parrainage lui-même. Pour ceux qui veulent réellement comprendre son sens et sa signification je renvoie à ce qu’a écrit le Pr. Yadh Ben Achour à ce propos et à ce qu’en a dit le constitutionnaliste Jawhar Ben Mbarek. Pour ces deux constitutionnalistes et démocrates le parrainage est personnel, une action purement procédurale et ne signifie, en aucun cas, un engagement politique de part et d’autre. C’est un «témoignage» que le parrainé dispose des qualités requises pour se porter candidat. Ce témoignage peut être exprimé par un ami comme par un adversaire politique. Et comme l’a expliqué M. Ben Achour, «le témoignage» d’un adversaire politique est, dans ce cas, plus probant que le témoignage d’un ami.
Bref ce dossier est maintenant clos et nous nous concentrons maintenant sur la préparation de notre campagne législative. Nous n’avons plus de temps à perdre dans ces polémiques stériles.
Mais, tout de même, ce parrainage de membres de la Troïka a des objectifs et une signification politique qui ne vous ont pas certainement échappé. Avez-vous, de votre côté, changé d’attitude politique vis-à-vis d’eux ?
Ce parrainage ne change en rien notre position vis-à-vis de la Troïka et particulièrement Ennahdha et le CPR. Leur bilan gouvernemental est catastrophique pour le pays. Leur responsabilité politique et morale dans l’assassinat de Chokri et Brahmi est sans équivoque. Par conséquent, nous n’aurons pas d’alliance avec ces partis, car les alliances se font sur la base de projets sociétaux et de programmes. Et sur ce plan, le FP n’a rien de commun avec Ennahdha et ses alliés qui veulent imposer une nouvelle forme de dictature, comme il n’a rien de commun avec les nostalgiques du «7 novembre». Mais «s’allier» est une chose et «vivre ensemble» ou «cohabiter» en est une autre. On s’allie avec celui avec lequel on a un programme commun et on cohabite sur la base du respect de la Constitution, avec qui on est différent.
Ce n’est pas l’avis de la Troïka ou du moins du CPR. L’un de ses représentants a déclaré à ce propos que ce parrainage veut dire qu’il existe désormais une nouvelle configuration politique qui oppose le collectif du 18 octobre – dont vous avez fait partie aux côtés d’Ennahdha sous l’ère Ben Ali – aux nostalgiques du 7 novembre. Est-ce le cas ?
Le «collectif du 18 octobre pour les droits et les libertés» fondé en 2005 était une réponse tactique à une situation précise. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation différente. Ce qui était valable il y a neuf ans ne l’est plus aujourd’hui. Ennahdha, le CPR, et Ettakattol qui étaient dans l’opposition sont, depuis les élections de 2011, au pouvoir et d’opprimés ils se sont transformés en oppresseurs. Ni le Parti des Travailleurs, ni le FP ne peuvent être tentés par un retour au «18 octobre». Certains commentateurs me font rire parfois. Ils ne distinguent pas encore entre politique et bavardage…
La multiplicité des candidatures à la présidentielle comme aux législatives ne sert-elle pas la Troïka que vous dîtes vouloir combattre ?
La multiplicité des candidatures est une chose normale après toute une histoire de dictature et de despotisme. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en affoler. Tout rentrera dans l’ordre après un certain temps. Cependant, il faut être vigilant vis-à-vis de l’argent sale… Les élections ne devraient pas devenir un marché du blanchiment d’argent…
On vous reproche souvent une certaine rigidité idéologique. Avez-vous changé ? Pouvons-nous vous voir évoluer vers une sorte de social-démocratie ?
Certes, j’ai évolué. La vie et l’expérience nous apprennent toujours de nouvelles choses. Mais, je n’ai changé ni de principes ni de convictions. Je reste profondément attaché à mon idéal de voir la société se débarrasser de toute forme d’aliénation idéologique, politique et économique. Pour réaliser cet idéal, il y a un long chemin à parcourir qui n’admet ni «dogmes» ni «recettes», mais une analyse continue des différentes situations, des rapports de force et des moyens susceptibles de les faire changer en faveur de ceux qui luttent pour la liberté et la justice sociale, ceux qui luttent pour un monde sans oppresseurs ni opprimés.
Quant à notre pays, il passe actuellement par une phase transitoire. Pour décoller, il a besoin de grandes transformations nationales, démocratiques et sociales. Ces transformations concernent la grande majorité des classes et couches sociales, y compris les bourgeois nationaux intéressés par le développement du pays. Le FP œuvre dans ce sens. Il n’est ni un rassemblement de «communistes», ni un rassemblement de «gauche». Il s’agit d’un rassemblement national, démocratique et progressiste.
Vais-je devenir un «social-démocrate» ? Si vous vous référez à certains partis socialistes européens, je vous réponds par la négative, car ces partis ont totalement changé de nature et du socialisme, il ne leur reste que le nom. Ils se sont transformés en partis défendant les intérêts du grand capital aux dépens des travailleurs et des couches moyennes de la société. Je reste un révolutionnaire attaché à mes principes et à mes convictions, mais totalement imbriqué dans la réalité de mon pays et profondément attaché aux aspirations concrètes de mon peuple.
Quelle est votre position à l’égard de l’économie de marché ?
Nous n’avons pas de problème avec le capital national qui est appelé à participer à la reconstruction de notre pays. Au contraire, le FP, qui lutte contre la dépendance, le fléau de l’économie parallèle et l’évasion fiscale, qui encourage l’investissement national dans les secteurs principaux de l’économie et qui défend les intérêts fondamentaux et stratégiques de la Tunisie, c’est la force politique qui garantit au capital national un climat propice à son développement. Ce que nous demandons à nos entrepreneurs est de respecter les droits des travailleurs, entre autres le droit syndical, mais aussi de payer leurs impôts, de protéger l’environnement…
Quel est votre programme pour la présidentielle ? Qu’est-ce qui le distingue de ceux des autres prétendants ?
Pour le moment je ne peux que donner des lignes générales, en attendant de les détailler au cours de ma campagne électorale. Mon objectif, selon les prérogatives attribuées au Président par la Constitution, veut sauvegarder l’unité du peuple, garantir l’indépendance du pays et la pérennité de l’État, renforcer le caractère civil et démocratique des institutions, fonder l’État de droit sur des bases solides…
Aussi, je veux garantir le respect de la Constitution, notamment les libertés individuelles et collectives, l’égalité entre Tunisiennes et Tunisiens, les droits économiques sociaux et culturels, la souveraineté du peuple sur les richesses du pays. Je souhaite doter la Tunisie d’une nouvelle doctrine sécuritaire et militaire qui prendra en considération aussi bien les nouvelles données à l’échelle nationale et régionale, en particulier la montée du phénomène du terrorisme, que les acquis de la Révolution en matière de liberté et des droits fondamentaux. Je veux que la Tunisie dispose d’une nouvelle doctrine diplomatique qui tient compte de ses intérêts nationaux, des aspirations de son peuple à réaliser une unité tant souhaitée, aussi bien à l’échelle maghrébine qu’à l’échelle arabe…
Il convient aussi de réorganiser l’institution de la présidence de la République afin de la rendre plus proche du peuple, moins coûteuse pour le budget de l’État et plus efficace.
Pour ce qui est du volet économique, social, culturel et écologique, il fait partie du programme gouvernemental. Le FP présentera, dans les jours qui viennent, ses propositions pour reconstruire la Tunisie et réaliser les objectifs de la Révolution.
Quels sont vos alliés politiques ? Dans le cas où vous ne seriez pas présent au second tour de l’élection présidentielle, soutiendrez-vous, s’il l’est, Béji Caïd Essebsi ?
Comme je l’ai déjà expliqué plus haut, les alliances se font sur la base de programmes. Le FP ne décidera de rien avant de voir les programmes de Nida Tounes et des autres partis dits «démocratiques». D’ici là, le FP défendra son programme et œuvrera à gagner les prochaines élections.
Concernant le second tour de la présidentielle, notre but est d’y être présent. Dans le cas contraire, le FP décidera de la position à prendre.
Que pensez-vous du retour des Rcdistes qui sont nombreux à se présenter à la présidentielle ?
C’est la Troïka qui a favorisé le retour sur la scène politique d’anciens ministres de Ben Ali. Par son échec flagrant à remettre le pays sur pied et à réaliser les objectifs de la Révolution et par les obstacles qu’elle a dressés devant la justice transitionnelle, ce qui a empêché de dévoiler les crimes de la dictature. Doit-on rappeler aussi qu’Ennahdha n’a pas voté l’article 73 de la loi électorale pour des raisons politiciennes qui consiste à utiliser les Rcdistes contre ses adversaires politiques ?
Propos recueillis par Hassan Arfaoui