GRAND ENTRETIEN avec Ridha Tlili, 47 ans après sa disparition Ahmed Tlili, l’Africain et le démocrate précurseur

Entretien conduit par Hassan Arfaoui

Ridha Tlili aime à voyager entre les disciplines, mais aussi entre les continents, sans que l’on sache laquelle de ces deux pérégrinations sert de prétexte à l’autre. Il n’en demeure pas moins qu’elles sont menées avec art et plaisir que seul le voyageur aguerri sait éprouver. Professeur d’Histoire, Ridha Tlili, fils de l’illustre Ahmed Tlili et président de la Fondation éponyme, a travaillé sur les questions d’Histoire symbolique, sans oublier l’Histoire du mouvement social en Tunisie et au Maghreb. Il a publié, entre autres, les Carthage du monde (Unesco), Les défis de l’interculturalité en Méditerranée (Institut Catalan de la Méditerranée) ainsi qu’un ouvrage qui porte sur les rapports interculturels entre le monde méditerranéen et le monde latino-américain, etc. L’entretien publié ci-après prend prétexte dans les nombreuses commémorations dont Ahmed Tlili fait l’objet à l’occasion du 47e anniversaire de sa disparition précoce, mais il se veut une invitation à repenser l’Histoire du mouvement national.

Ahmed Tlili fait l’objet de plusieurs commémorations en ce moment, quelle est leur fonction ? Et quelle est l’actualité d’Ahmed Tlili ?

Disons dans un premier temps qu’en tant que responsable de la lutte armée nationale, Ahmed Tlili n’a jamais bénéficié d’hommage digne de son rôle. C’est seulement cette année, à l’initiative de la société civile de la région de Gafsa, qu’a été décidé, le 14 juin, de commémorer le déclenchement de la lutte armée pour l’indépendance nationale et, par la même occasion, de rendre hommage à celui qui l’avait initiée.

L’autre commémoration, celle organisée le 21 juin par l’UGTT concerne davantage le militant historique. Elle a été organisée en collaboration avec l’Institut de l’histoire du temps présent (anciennement Institut de l’histoire du mouvement national). Cette manifestation s’attachait à retracer l’itinéraire d’Ahmed Tlili, depuis son exclusion de Sadiki en passant par son long séjour en Algérie (au cours duquel il a été notamment très proche de Messali Hadj). C’est sans doute une période qui a été essentielle dans sa vie. Ses camarades sont allés poursuivre et terminer leurs études en France, mais pas lui, il est resté en Algérie.

Lors de ce colloque ont aussi été étudiées les questions de sa fonction au sein du mouvement destourien et en quoi ses prises de position étaient uniques, pourquoi il avait été contre la dissolution des Partis communistes au Maghreb, etc. Car on peut réellement considérer qu’Ahmed Tlili a été un cas unique dans la classe politique tunisienne et les différents intervenants du colloque en ont donné les raisons.

Ahmed Tlili est né à Gafsa, dans cette région qui a connu énormément d’ethnies, de langues, de cultures… Algériens, Polonais, Maltais, Français, Italiens, etc. C’est une région qui a vu naître le syndicalisme, le communisme… Mon oncle a été à la tête du Parti communiste tunisien, par exemple.

Ahmed Tlili a été l’un des concepteurs de la lutte armée en Algérie et en Tunisie. C’est une dimension très populaire qui lui confère presque le statut de « héros ». Et, enfin, il a été fondateur de l’Union régionale du travail de Gafsa — en 1944, donc avant la création de l’UGTT — et de la Fédération destourienne de la région du sud-ouest de la Tunisie… Voilà, très rapidement résumé, ce qu’a été son itinéraire et tout cela lui confère une légitimité, disons, particulière par rapport aux autres…

Cette légitimité nationale s’appuie-t-elle avant tout sur une légitimité régionale, ce qui expliquerait que les commémorations qui lui sont consacrées aient commencé à Gafsa ?

Non,  non… Ahmed Tlili a une légitimité tunisienne, maghrébine et africaine. Il a été l’un des initiateurs du Congrès de Tanger. Il est aussi le premier fondateur d’un syndicat panafricain, il a joué un rôle dans les processus d’indépendance de plusieurs pays africains… Sa légitimité était donc régionale, nationale, maghrébine puis africaine. C’est cela qui donne à son action une connotation différente.

Mais du point de vue de certains syndicalistes ou communistes ce rôle n’est pas forcément positif. Car il a été perçu, à travers son rôle capital dans l’affiliation à La Confédération internationale des syndicats libres  (CISL), dans le contexte de la Guerre froide, comme un acteur favorable à l’Occident…

C’est exact. D’ailleurs Ahmed Tlili a répondu à ses détracteurs en 1959, lors du Congrès de Conakry, en leur disant à peu près ceci, je cite de mémoire. « Je sais qu’il y a beaucoup de camarades qui sont attirés par le communisme tel qu’il est perçu actuellement par les Soviétiques. Mais, pour vous dire franchement ce que j’en pense, je suis opposé à toutes les dictatures, quelles que soient leurs origines ou leurs formes, y compris à la dictature du prolétariat. »

C’est évidemment un débat idéologique. Mais le plus important c’est l’endroit où l’on se place par rapport à la démocratie et non pas par rapport à l’idéologie, communiste ou non communiste. Il était le seul à cette époque en Tunisie à organiser des assemblées et à dénoncer les solutions prônées par le PC tunisien d’alors.

C’est une question fondamentale, car c’était une période de guerre froide et, dès le début, lui se situait du côté de « l’africanité », sans jamais avoir été sensible au panarabisme. Il ne croyait pas tellement non plus à l’Occident. Il s’est inspiré, en partie c’est vrai, de certaines expériences scandinaves et un peu allemandes également. Peut-être, n’a-t-il pas justement apprécié le poids de la guerre froide et le fait qu’il était pratiquement impossible de sortir de l’influence des deux blocs. Je crois que tous ceux qu’on appelle ici les « chefs historiques » ont eu une approche quelque peu « romantique » dans leur évaluation de la situation internationale. Car ils disaient « on ne veut pas de cet Occident géré par l’impérialisme américain ni de ce socialisme géré par Moscou »… Et, évidemment, aux niveaux théorique et politique l’idée est excellente, mais au  niveau pratique il était concrètement impossible de s’opposer aux deux puissances en présence. Et les militants, qui venaient majoritairement d’Afrique, ne pouvaient pas bouleverser l’équilibre existant entre les deux blocs malgré la volonté qui pouvait les animer…

Peut-être que l’un des éléments pouvant expliquer sa disparition — sa  liquidation ? — était justement son rapprochement de l’impérialisme américain au détriment de l’impérialisme français ?

C’est une excellente remarque. En effet Ahmed Tlili n’avait jamais été proche des Français et cela pour deux raisons. Tout d’abord parce qu’il était à la tête de la lutte armée. Il ne faut pas oublier qu’il a été condamné à mort pour terrorisme et a été accusé d’avoir assassiné des officiers. Et puis surtout parce qu’il a continué à être l’un des responsables de l’armement de la Révolution algérienne. C’est pourquoi, dans la première moitié des années 60, il ne pouvait pas être considéré comme un banal exilé politique en France.

Tout juste après l’assassinat de Ben Barka, De Gaulle a convoqué ce qui restait des chefs historiques maghrébins, qui avaient eux-mêmes été expulsés de leurs propres pays pour diverses raisons…

Dans les Mémoires de mon père, on peut lire les paroles prononcées par De Gaulle. Il leur a dit « je ne veux plus d’affaire Ben Barka sur mon territoire. Vous avez quarante-huit heures pour quitter la France ». Bien entendu, ces chefs historiques, qui étaient à la merci de différents réseaux nationaux et internationaux ne pouvaient pas mener à bien la révolution démocratique en dehors de la France et, évidemment, les obliger à quitter le territoire français était en quelque sorte anticiper leur fin. Paradoxalement, ils bénéficiaient d’une certaine protection en France, mais pas en Espagne, pas en Suisse, etc. En France, ils avaient une population sur laquelle ils pouvaient s’appuyer, politiquement, financièrement… mais ce n’était pas le cas ailleurs. Et ça a été la catastrophe, avec une succession d’assassinats, notamment en Espagne.

Avant d’en venir aux circonstances de la mort de votre père, j’aimerai revenir sur la période des lendemains de l’indépendance.

En 1956, Bourguiba voulait affaiblir Ben Salah, il pousse donc Habib Achour à créer l’Union tunisienne du travail (UTT) et Ahmed Tlili, en tant que Secrétaire général de l’UGTT, va en quelque sorte aider Bourguiba dans cet objectif. Que pensez-vous du rôle joué par Ahmed Tlili dans l’affaiblissement de l’indépendance de l’UGTT vis-à-vis de Bourguiba ?

Ahmed Tlili avait déjà donné son avis sur cette affaire. Il a déclaré « moi, je suis contre toute «aventure» qui mettrait les Tunisiens dans une situation de guerre civile. Que ceux qui sont prêts aujourd’hui à accepter une division syndicale savent qu’ils seront un jour jugés par l’Histoire en ayant été à l’origine d’une guerre civile en Tunisie ». Il a fait cette déclaration avant même d’avoir été nommé à la tête de l’UGTT. Il était convaincu qu’il fallait un Front national pour sortir de la crise et des risques de guerre civile. On peut partager ou non sa vision, mais il n’en reste pas moins que la Tunisie a évité de justesse de sombrer dans la guerre civile. Probablement qu’Ahmed Tlili était davantage un politique qu’un syndicaliste. Mais je pense que c’est une erreur monumentale d’accepter un poste au gouvernement, car on ne sait plus alors qui fait quoi. Ahmed Ben Salah aurait pu poursuivre son action dans un cadre syndical de base et quand Ahmed Tlili a été évincé de l’UGTT, en 1963, il n’a accepté aucun poste, il est resté membre de l’UGTT.

Mais ne peut-on pas dire qu’Ahmed Tlili a été utilisé par Bourguiba et Habib Achour et que, de plus, les deux se sont retournés, plus tard,  contre lui ?

Il ne faut pas commettre l’erreur de croire que Bourguiba avait la haute main sur tout et pouvait faire tout ce qu’il voulait sans susciter des réactions ou des résistances, car c’est faux.

Il est clair qu’Ahmed Tlili a toujours été aux côtés de Bourguiba, et ce depuis le début et il a toujours considéré que la « pensée bourguibienne » était la plus proche de la sienne. En revanche, on peut parler de vraie confrontation politique entre les deux hommes. Jusqu’en 1966-67, il y avait des débats très vifs sur les questions politiques. Il ne faut pas oublier qu’Ahmed Tlili détenait le « vrai » pouvoir ; le coffre-fort du néo-Destour était dans notre maison ! Il finançait la rébellion algérienne, était trésorier du parti — ce que les gens ont oublié —, Ahmed Tlili était le numéro 2 en pleine phase de transition. Il ne faut pas oublier non plus que l’État n’existait pas, qu’il n’y avait pas d’institutions tunisiennes, que le parti destourien était avec l’UGTT évidemment, les seules organisations qui étaient structurées.

 En tant qu’à la fois membre du bureau politique et trésorier du parti, Ahmed Tlili pouvait acheminer des armes depuis la Libye jusqu’à l’Algérie sans que le parti le sache. Les historiens sont d’accord là-dessus maintenant.

Un autre exemple est parlant je pense, pour montrer qu’il était possible de dire « non » à Bourguiba. C’est quand il y a eu une tentative de dissolution du Parti communiste. Voici ce qu’a déclaré Ahmed Tlili à ce sujet lors de la commémoration du dixième anniversaire de la mort de Farhat Hached. Son intervention a été rapportée dans l’édition du 7 décembre 1962 du journal La Croix.

« Malgré notre opposition au Parti communiste, nous n’approuverons jamais, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays d’Afrique du Nord, sa dissolution. Car parmi les principes de la liberté figure celui de la liberté d’expression dont jouissent les communistes dans notre pays. Nous ne voulons pas en effet voir les autres privés de la liberté que nous voulons pour nous-mêmes, parce que là est la véritable démocratie. »

Peut-être que beaucoup de questions seront mieux analysées lorsque les archives seront ouvertes. Car tant que l’accès aux archives n’est pas possible, il faut toujours garder à l’esprit que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Mais c’est en cela sans doute que l’on voit le caractère exceptionnel de la position politique d’Ahmed Tlili, qui dit « moi, je refuse de voter la dissolution d’un parti politique ». C’est une position qui, pour moi, est plus importante encore que celle de 1956, car il y a là un vrai clivage entre ceux qui espèrent établir la démocratie et ceux qui sont pour l’instauration d’un parti unique. C’est un vrai clivage.

Il en existe un autre, qui concerne cette fois la présence des Algériens en Tunisie. Vous ne pouvez pas imaginer le nombre de conflits, quasi quotidiens, qui opposaient Bourguiba et Ahmed Tlili sur la question algérienne et qui les menaient au bord de la rupture… Il en va de même sur la question panafricaine. Tlili ne voulait, ni de la négritude, ni de la francophonie, il l’a écrit. « Les peuples africains sont Africains. On peut les partager entre «nègres», Maghrébins ou Sahraouis… mais ils demeurent Africains ». Il pensait que le combat essentiel se mène en Afrique, de l’Afrique du Nord jusqu’en Égypte, en passant par le Soudan. Il pense que la priorité est là et que le panarabisme viendra après alors que la majorité des autres partis pensent que l’arabité, le nationalisme arabe sont prioritaires. C’est pour cette raison que lorsqu’il a commencé à se battre pour la démocratie il n’a pas obtenu de soutien en Tunisie. Parce que les origines idéologiques de ces partis étaient très loin des idéaux démocratiques. Et même le Parti communiste tunisien a soutenu le parti unique, le socialisme destourien, dans le cadre de ce qu’il appelait le « soutien critique »…

Peut-on considérer qu’Ahmed Tlili était un prétendant au pouvoir qui a essayé d’acquérir une légitimité en faisant valoir une vision politique qui lui est propre et qui s’appuie sur la défense de la lutte armée, de l’africanité et du pluralisme politique et qu’au final, il aurait joué de « mauvaises » cartes, notamment celle de la démocratie qui n’était pas encore à l’ordre du jour ?

Je ne crois pas. Encore une fois il faudrait accéder aux archives pour confirmer ou infirmer une telle hypothèse. À cette époque, certains voulaient créer un parti des travailleurs, ce qui a généré un important conflit, notamment avec Achour et heureusement que le conflit ne s’est pas développé, car il aurait eu des dimensions régionales…

Dans son ouvrage, Ahmed Tlili explique ce qu’il veut, il écrit « je suis quelqu’un de lucide. Ce que je veux, c’est une démocratisation progressive » et il propose ensuite un calendrier. Et ce qui est frappant, c’est qu’il considère que la Tunisie a besoin de deux ou, au maximum, de trois partis politiques. Il cite les conservateurs, c’est-à-dire l’ancien Destour, il y a le centre et puis il y a la gauche. Et il explique que si l’on est d’accord avec cette démarche, alors on procèdera à une transition démocratique, mais que si l’on n’est pas d’accord, on ne la fera jamais. Il pensait qu’il fallait commencer par les élections municipales, car, d’après lui, c’est l’école de la démocratie. Il estimait aussi que ces élections constitueront un test pour les partis. Une telle démarche n’est pas celle de quelqu’un qui serait un prétendant au pouvoir. Il avait, c’est exact, la prétention d’être à la tête de la plus grande confédération syndicale, mais les syndicats algériens, marocains et européens ne l’ont pas soutenu. Il avait cette prétention, car il pensait qu’en occupant un poste si important, si prestigieux, il pourrait promouvoir ses idées.

Il est vrai aussi que la démocratisation de ces pays nouvellement indépendants était peut-être très difficile à réaliser, car ils étaient toujours sous domination coloniale…

Lorsque l’on examine les deux points principaux qui illustrent l’action d’Ahmed Tlili, à savoir son rôle dans la lutte armée en Tunisie ou à l’échelle maghrébine et son combat précoce pour la démocratie, ne peut-on estimer qu’il s’est trompé sur les deux ?

Je m’explique. On a vu que l’usage de la lutte armée a conduit en Algérie à des dérives importantes qui ont marginalisé les dirigeants civils du mouvement national algérien. La primauté des armes peut donc pervertir tout l’édifice de construction nationale dans un pays. En Tunisie, l’usage contrôlé des armes a permis l’évolution civile de l’ensemble du processus de construction étatique.

Le second point concerne la lutte précoce pour la démocratie. Ne peut-on pas dire qu’en période d’indépendance fraîchement acquise et de construction nationale, le projet moderniste tunisien ne pouvait être qu’autoritaire ? Le Code du statut personnel aurait-il pu être adopté autrement que de façon autoritaire ?

C’est une question de fond. L’idéologie de l’époque consistait à vouloir construire l’État, ce qui n’était pas exclusif à la Tunisie, mais c’était tout un mouvement tiers-mondiste qui s’illustrait par la phrase disant qu’il fallait « rattraper les pays développés ». C’était l’obsession de l’époque. Bourguiba a bien déclaré qu’il voulait faire de la Tunisie « la Suisse de l’Afrique », c’est toujours cette idée de combler le retard accumulé… Et malheureusement c’est cette idéologie qui a prévalu. C’est ce qu’on pouvait encore lire jusqu’à la Révolution de 2010/2011. Les journaux européens, les politologues tunisiens disaient, encore à cette date récente, qu’il fallait faire un taux de croissance respectable pour passer à la démocratie. La croissance économique était donc un préalable requis à la construction d’une classe moyenne forte pour soutenir un mouvement démocratique. Et ce point de vue est toujours véhiculé, il est toujours d’actualité.

Finalement, Ahmed Tlili avait peut-être raison… Car le prétexte consistant à ajourner la démocratie a permis d’installer le despotisme…

Non ce n’est pas un prétexte, c’est un débat. Ce n’est pas une question simple à résoudre. C’est un débat idéologique qui a traversé tous les pays africains, mais aussi tous les pays de l’Est, aujourd’hui encore. Le Premier ministre hongrois dit exactement la même chose, « on ne peut pas aller vers une démocratie occidentale avant d’avoir atteint le niveau de développement de l’Union européenne ». Il le dit très clairement et beaucoup de Hongrois le soutiennent. C’est une question d’appréciation politique.

Évoquons maintenant un dernier aspect qui concerne la dimension régionaliste de l’histoire politique de la Tunisie, un aspect par ailleurs souvent occulté, sous analysé. Bourguiba, qui utilisait au début les catégories de la science politique occidentale, va petit à petit glisser vers une lecture politique khaldounienne. Dès lors, ne va-t-il pas s’appuyer sur une ‘asabiyya, celle du Sahel, et exclure d’autres figures du mouvement national se basant sur d’autres dynamiques régionales, dont Ahmed Tlili ?

J’ai eu un témoignage assez significatif à ce propos. Hédi Baccouche me disait qu’Ahmed Tlili n’avait pas pu s’adapter… Mais s’adapter à quoi en fait ? À une dépossession de la légitimité de ceux qui sont en quelque sorte « à l’extérieur » du pouvoir, c’est-à-dire de ceux qui ne faisaient pas partie de l’entourage de Bourguiba. Ahmed Tlili a écrit, en le déplorant, que « malheureusement la Tunisie est désormais gérée par un clan, pas par un parti politique. Et ce clan est responsable de la bureaucratisation de l’État ». Et il est vrai que l’État a été géré par une minorité depuis 1964 jusqu’à, pratiquement, la Révolution… Quand on voit que tous les Premiers ministres, sans exception, sont du Sahel par exemple… et c’est un élément très important pour bien comprendre la Révolution. Car la population espérait que l’élite politique allait construire un nouveau sentiment national. Or on voit aujourd’hui, tous les jours, les protestations, les grèves, les marches, etc., qui sont elles aussi une forme de revendication de décentralisation.

Et puis comment faire pour sortir d’un gouvernement d’un clan pour passer à un gouvernement qui serait réellement « d’unité nationale », où ces régions auraient leurs places, où la légitimité régionale appartenant à un territoire national serait la même que celle de Tunis ou du Sahel… ? Ces questions sont toujours actuelles.

Pour en revenir aux commémorations, dans les pays où elles se pratiquent — notamment en France où il y a des commémorations pour tout — elles donnent généralement lieu à des révélations. Bien que les archives ne soient toujours pas ouvertes, que pourrait-on dire de nouveau, de neuf sur Ahmed Tlili ?

Eh bien, disons trois choses. La première chose est un rapport qui a été écrit en 1965 par l’ambassade de Tunisie en France. Ce rapport est une demande de « renforts » pour pouvoir poursuivre Ahmed Tlili un peu partout en Europe. Car, à cette époque, il commençait à avoir des contacts importants et réguliers avec les communautés algérienne et tunisienne à l’étranger. Ce rapport explique entre les lignes que ce « Monsieur » est devenu  gênant. 

Ensuite et c’est la deuxième chose, la même année, le 4 mai 1964 Boudhiaf écrit une lettre à Ahmed Tlili, où il évoque le projet de  constituer un mouvement des démocrates maghrébins.

La troisième révélation — et contrairement à tout ce qui a toujours été dit et écrit — c’est qu’Ahmed Tlili n’est pas mort en Tunisie, mais en France, à l’hôpital Saint-Antoine et vraisemblablement des suites d’un empoisonnement.

Dans les derniers écrits qu’il a été possible de retrouver, il explique très clairement, avec les détails, la manière dont il a été empoisonné et qui expliquait ses grands états de fatigue.

Comment a-t-il été empoisonné et par qui ?

Dans un restaurant, à Bruxelles. La police belge était informée, mais n’a pas pris l’affaire au sérieux. On sait qu’Ahmed Tlili était visé par les autorités tunisiennes, françaises… Et ce que nous essayons de faire officiellement, avec l’UGTT, c’est de demander aux autorités françaises de nous fournir le certificat de décès, en espérant que nous l’obtiendrons bientôt.

On n’en sait donc pas plus pour le moment… Cela fait penser à l’affaire Ben Barka dont on sait qu’il a été assassiné avec « l’assistance » des services français…

Oui… ou alors avec l’assistance des services marocains, et pour Ahmed Tlili, avec l’assistance des services tunisiens (rires.)

Mais personne ne sait ce qui s’est réellement passé à cette époque, pas plus d’ailleurs que concernant les assassinats en Espagne. Peut-être qu’avec l’ouverture des archives, nous aurons une autre lecture.

Il ne faut pas oublier les contextes des pays du Maghreb de l’époque et la montée des partis uniques et de ceux qui défendaient cette idée : Bourguiba, Boumediene… et pourquoi il a existé, à cette époque-là, cette volonté d’aboutir à un parti unique dans ces trois pays du Maghreb.

Certains pensaient sincèrement que le parti unique, autoritaire, était le seul moyen pour bâtir un État, mais peut-être qu’à cause du contexte d’alors — la guerre froide — certains soutiens de certains pays ont maintenu le statu quo jusqu’à ce que l’Europe s’organise et jusqu’à ce que les pays africains soient mieux contrôlés. Il y a encore beaucoup de questions qui restent en suspens. De ce point de vue l’Histoire de nos mouvements nationaux reste à réécrire.

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