Guerre en Ukraine : Un épisode tragique  d’une globalisation débridée !

Les dernières semaines et les derniers jours étaient marqués par une grande inquiétude sur l’évolution des événements entre l’Ukraine et la Russie. Plusieurs experts en géostratégie ont souligné que l’éclatement de la guerre entre les deux pays ne met pas seulement en danger leur sécurité mais pourrait conduire à une guerre mondiale qui sera encore plus dévastatrice que les deux premières dans la mesure où un grand nombre de pays disposent aujourd’hui de l’arme nucléaire et d’autres armes de destruction massive. La peur et l’inquiétude provenaient également du fait que les Etats-Unis et l’Europe ne resteraient pas les bras croisés et pourraient également intervenir directement dans ce conflit.
L’impact de ce conflit sur la paix globale était au cœur de l’inquiétude et de la peur qui ont envahi le monde au cours des dernières semaines. D’ailleurs, les informations contradictoires étaient derrière cet attentisme inquiet. D’un côté, les efforts diplomatiques se sont poursuivis pour trouver une issue pacifique à ce conflit et éviter sa transformation en une guerre ouverte. Ainsi, on a enregistré au cours des dernières semaines la multiplication des rencontres entre les différentes parties prenantes dont la dernière, celle qui a réuni à Moscou les présidents Poutine et Macron. Même si la rencontre ne s’est pas terminée par des avancées réelles, elle a laissé espérer la possibilité de parvenir à un accord.
Mais, en même temps, le président américain Biden n’a pas cessé de répéter que ses informations indiquent que la Russie s’était préparée pour se lancer dans le conflit. Aussi, la reconnaissance du président Poutine de l’indépendance des républiques de Donetsk et Lougansk le 21 février était un indice que la Russie était prête à en découdre avec l’Ukraine.
Cette attente inquiète s’est finalement achevée lorsque le président Poutine a annoncé dans une déclaration télévisée au matin du jeudi 24 février le début des opérations militaires à grande échelle pour prendre le contrôle des endroits stratégiques dans les grandes villes ukrainiennes.
Le début des opérations a constitué un choc pour la communauté internationale, particulièrement pour les pays européens. En effet, ces attaques constituent pour la première fois en Europe une rupture des règles et des conventions internationales qui interdisaient aux pays européens d’envahir des pays voisins. Les déclarations d’une grande fermeté du président Poutine ont renforcé les inquiétudes de la communauté internationale.
Les attaques russes ont été à l’origine d’un grand nombre d’analyses et de lectures auprès des experts et des analystes pour comprendre leurs fondements et leurs impacts sur la paix globale et les relations internationales.
Mais, en dépit de l’importance et de la pertinence des points de vue et des analyses pour comprendre ce développement tragique, nous avons quelque peu passé sous silence la structure des relations internationales, plus particulièrement la crise sans précédent de la globalisation. Cette guerre et l’agression militaire russe sur l’Ukraine constituent de mon point de vue un chapitre tragique de cette globalisation débridée et de la crise aiguë qu’elle traverse depuis quelques années.

 La globalisation et la fin de l’Etat-nation
La globalisation a constitué le cadre dans lequel nous avons cherché à dépasser la crise de l’Etat-nation depuis le début des années 1980. Ce cadre a constitué une rupture par rapport à la pensée politique et aux cadres institutionnels en vogue depuis le 17e siècle qui était basé sur l’Etat-nation, non seulement comme le lieu de la souveraineté politique mais aussi comme le cadre d’organisation de la vie politique, économique et sociale.
La globalisation a ouvert depuis le début des années 1980 la voie à un nouveau projet qui a cherché à dépasser la crise de l’Etat-nation à travers une grande ouverture sur le monde et la sortie des frontières nationales de manière progressive. Cette nouvelle vision trouvera sa consécration surtout au niveau économique où le néolibéralisme montant cherchera à sortir des frontières nationales et assurer l’ouverture du monde aux échanges commerciaux et aux mouvements de capitaux. Cette période va connaître un développement sans précédent du commerce international qui va devenir un important moteur de la croissance globale. Cette période sera également marquée par l’accélération des investissements directs étrangers qui vont dépasser les frontières nationales et structurer les chaînes de valeur globale.
En une période relativement courte, la globalisation va favoriser l’émergence d’un nouveau monde basé sur les grands groupes industriels et les grandes banques internationales. La globalisation a également réussi à mettre en place une gouvernance relativement efficace du nouvel ordre économique global et à créer les institutions nécessaires à cette organisation du monde dont le FMI, la Banque mondiale ou l’Organisation mondiale du commerce.
La globalisation a également cherché à dépasser l’Etat-nation au niveau politique par le biais de deux dynamiques. La première concerne la coopération et l’intégration régionale qui ne s’est pas limitée aux aspects économiques et institutionnels pour développer une importante dimension politique. Ainsi, toutes les expériences d’intégration ont cherché à mettre en place des pouvoirs exécutifs et législatifs et même judiciaires qui ont dépassé dans beaucoup de cas les prérogatives des pouvoirs nationaux.
La deuxième dynamique de dépassement politique de l’Etat-nation concerne les efforts de coopération et de coordination au niveau global dans les politiques et les grands choix. A ce niveau, le G7 et les rencontres au sommet entre les grands pays développés ont constitué un cadre pour le rapprochement des grandes orientations et pour assurer une convergence des politiques et des choix sur les grandes questions globales.
Parallèlement aux questions économiques et politiques, la globalisation a porté un projet philosophique et intellectuel important qui a cherché à rompre avec les idées de volonté et de détermination humaine qui étaient au cœur du concept de progrès et de l’utopie de la construction d’un monde meilleur. Le projet de la globalisation a défendu l’idée d’une rupture avec cet archaïsme intellectuel qui a conduit le monde par le passé vers les plus grandes tragédies et a cherché à développer une nouvelle pensée fondatrice basée sur le respect de la volonté des individus et de leur liberté qui devrait dépasser la volonté collective. Cette vision a conduit la globalisation à rompre avec les idées héritées d’une vision anachronique de la modernité et plus particulièrement à sortir d’un monde marqué par l’Etat, les frontières nationales et tous les corps intermédiaires comme les partis et les grandes organisations sociales.
Cette vision et cette utopie vont conduire le monde à des crises sans précédent qui vont se terminer par la crise du projet de la globalisation.

 La crise de l’utopie de la globalisation et les grands dangers
La globalisation a connu un grand succès au cours des décennies 1980 et 1990. L’économie mondiale a connu d’importants taux de croissance et nous avons vécu une grande ère de stabilité politique. Ces grandes tendances se sont renforcées avec la chute du mur de Berlin et la fin du bloc de l’Est en 1989.
Mais, le ciel jusque-là dégagé de la globalisation heureuse va connaître de grandes turbulences à partir du tournant du siècle. Ainsi, les crises économiques et financières vont se multiplier, allant jusqu’à mettre l’économie capitaliste au bord de l’effondrement comme c’était le cas lors de la crise de 2008.
Le monde a également connu une multiplication des crises climatiques et l’incapacité des pays développés à mettre en place les politiques nécessaires pour faire face au réchauffement climatique.
On a également connu une montée des inégalités sociales et de la marginalisation qui a constitué un important facteur d’instabilité politique et sociale dans le monde.
En même temps, l’avènement des pays émergents comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou la Russie ont été à l’origine d’une importante transformation des relations internationales et une montée de la concurrence avec les anciennes puissances capitalistes. Cette compétition a été à l’origine d’une multiplication des guerres commerciales et des sanctions qui seront à l’origine de grandes tensions.
Les crises ne vont pas se limiter aux aspects économiques et financiers mais vont également toucher les aspects politiques et on va assister, après une période de relative stabilité, au retour de la guerre et des conflits comme dans les Balkans, en Irak et plus récemment en Syrie, en Libye ou au Yémen. Mais, si ces conflits sont restés limités dans des régions, ils ont constitué un danger et une menace importante pour la paix dans le monde du fait de l’implication des grandes puissances globales.
Cette multiplication des conflits a été à l’origine de la crise profonde du projet de la globalisation. Cette crise trouve ses origines dans trois aspects essentiels de l’utopie de la globalisation. Le premier aspect est d’ordre philosophique et intellectuel et concerne la volonté de l’Occident d’imposer une vision unique de la modernité qui fait fi de l’expérience et des trajectoires historiques de l’autre, ses modes de pensée et son héritage culturel et civilisationnel. Ceci ne veut aucunement dire quant au principe de la relativité défendu par tous les projets identitaires et il faut véritablement mette l’accent sur l’universalité d’un certain nombre de principes comme la liberté, le pluralisme, la démocratie et les Droits de l’Homme. Mais, le socle collectif et constitutif de l’universel doit prendre en considération la spécificité des trajectoires historiques de l’autre.
La seconde dimension qui a contribué à la crise de l’utopie de la globalisation concerne la vision libertaire qu’elle a portée et qui niait l’importance des institutions dans la gestion de l’ordre global et des déséquilibres et des conflits. Ce principe ne s’est pas limité à l’économie où la globalisation a laissé au marché le soin de réguler l’ordre marchand mais s’est prolongé à d’autres aspects de la vie politique et sociale.
La multiplication des crises et la montée des tensions ont montré l’échec de cette vision et l’importance de construire des institutions fortes pour assurer une stabilité de l’ordre politique et social.
Le troisième aspect qui a contribué à la crise de l’utopie de la globalisation heureuse concerne la gestion des nouveaux arrivants et la nécessité d’ouvrir l’ordre global. Or, l’attitude des anciennes puissances a été marquée par le rejet et le refus d’intégrer de nouveaux arrivants et de nouvelles puissances émergentes comme la Chine, l’Inde, la Russie et l’autre nouvelle puissance en provenance du Sud. Le G20 a constitué pendant un temps, un effort de dépasser ce refus et d’intégrer les nouveaux arrivants. Mais, cette expérience a tourné court et le G7 est resté le vrai maître du monde.

 La guerre en Ukraine et la crise de la globalisation
La guerre en Ukraine constitue une expression de cette crise et l’échec de la globalisation et des grandes institutions internationales à gérer les crises et les conflits de manière civilisée et sans recourir aux armes.
Ce conflit n’est pas nouveau et les tensions entre l’Ukraine et la Russie remontent aux premières années de l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Les relations entre les deux pays ont connu depuis cette époque des tensions grandissantes et des conflits qui se sont transformés en guerres ouvertes et la volonté de certaines régions d’assurer leurs sécessions. Ces tensions sont montées d’un cran lorsque l’Ukraine a cherché à intégrer l’OTAN.
Toutes les tentatives diplomatiques pour régler ce conflit se sont soldées sur des échecs retentissants. D’un côté la Russie considère que l’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est une menace pour sa sécurité et constitue, un recul sur l’accord avec les républiques indépendantes au moment du démantèlement de l’URSS. D’un autre côté, l’Ukraine, soutenue par l’Occident, considère que le seul moyen de défendre sa sécurité face à l’ogre russe passe par l’entrée dans l’OTAN. Ces divergences sont au cœur de la guerre et constituent une véritable menace pour la paix globale.
La situation dangereuse et la guerre ouverte de la Russie contre l’Ukraine exigent d’abord l’arrêt du conflit, le retrait des troupes russes et l’ouverture de véritables négociations sans conditions préalables. Mais, en même temps, nous devons entamer un débat et un dialogue quant aux moyens de sortir de la crise de la globalisation et la construction d’un nouvel ordre global qui garantit la coopération, le pluralisme et l’ouverture sur l’autre comme le fondement d’une paix et d’une sécurité globale.              

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