Quand j’ai cédé, avec plaisir, à l’invitation d’une association internationale «The international association of digital information» pour donner une conférence sur «La liberté d’expression en temps de guerre» (Francfort, mars 1999), je me suis interrogé naturellement sur la signification de ce thème, alors que la guerre de Kosovo était entrée, au moment de ce colloque, dans une étape de débordements, de dérapages et de répressions, ce qui a conduit plusieurs médias occidentaux à exploiter de tels événements de façon éminemment idéologique, donc mystificatrice. Un conférencier, comme chacun sait, doit avant tout établir les faits, puis en donner une interprétation cohérente, vraisemblable, sans dommage trop grand pour l’idéal de l’objectivité dont le propre, par essence, sera de n’être jamais atteint ! Pour faire l’intellectuel qui s’illusionne sur le primat de l’objectivisme sur l’émotivisme, on a coutume de recourir à des notions très générales, en évoquant des «courants» et des «théories conceptuelles», quitte à malmener, souvent, la complexité des thèmes proposés à prêter une justification excessive à des perversions désastreuses. Parler de la liberté d’expression et des défis qu’elle rencontre en période de guerre, c’est soulever d’emblée une multitude de questions : où en est cette liberté par rapport à l’évolution des libertés dans le monde ? Tient-elle face à la loi du plus fort ? Participe-t-elle au renforcement de l’idéal humain ? Quelle attitude adopte-t-elle face à la censure officielle et la désinformation délictueuse et, plus précisément, celle de l’Occident civilisé ? À notre époque, la guerre éclate sur le plan médiatique et ensuite se déplace dans le champ de bataille pour que les deux fronts fusionnent d’une manière organique. Si l’un d’eux se dérègle, l’autre s’altère et touche à sa fin. Cette vérité s’est confirmée durant la guerre du Golfe. Avec l’adéquation sidérante entre la logistique médiatique et les performances militaires, les tâches étaient distribuées avec une précision sans égal. Le triomphe médiatique a été suivi d’une victoire militaire écrasante. Pendant cette guerre, les médias occidentaux n’ont pas trouvé de concurrent qui s’opposerait à leurs croisades. La contre-information était totalement primaire, nuisible là où elle croyait bien faire, vulnérable et prêtant le flanc à chaque incursion dans les rangs ennemis. La machine médiatique occidentale s’était imposée avec tout son poids pour occuper aussi bien la scène et l’espace que les esprits, ceux tant des partisans que des adversaires. Les chaînes satellitaires américaines et européennes sont devenues ainsi, la plateforme privilégiée de toutes les parties du conflit, se sont saisies de cette exclusivité d’une manière magistrale qui a ouvert la voie à une victoire militaire destructrice. Tout le monde s’était rendu compte, alors, que les médias arabes, tant dans leur tendance qui soutenait la guerre que dans celle qui s’y opposait, étaient dépourvus de rationalité, de clairvoyance et de crédibilité. C’était la communication des humeurs, des réactions sentimentales, de la cupidité et des surenchères bellicistes. Ce scénario de la guerre du Golfe a chuté dans les Balkans à la fin du printemps 1999 parce que le front médiatique de la croisade atlantique sur l’ex-Yougoslavie s’est avéré incapable de réaliser les objectifs fixés initialement. L’issue finale de l’expédition militaire a mis, par conséquent, beaucoup de temps à se dessiner. Aujourd’hui, on assiste à une «reproduction» de cet échec médiatique atlantique dans la guerre en Ukraine. Au fil des jours, il était devenu clair que la situation évoluait vers une résistance médiatique russe susceptible de renforcer les rangs de Vladimir Poutine et de ses partisans. La propagande médiatique russe est parvenue à desserrer l’étau avec une habile exploitation de l’arrogance occidentale. En censurant les médias russes, les Atlantiques ont oublié, cette fois-ci, que l’information chargée de mensonge et de balivernes peut facilement être «mise sous scellés» !
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