Hamadi Redissi : “Des deux maux il fallait choisir le moindre”

Est-ce qu’un intellectuel peut avoir des engagements partisans et quel rôle peut-il jouer en politique ?

Il le doit ! Sans cela il est un expert ou un dilettante. N’est pas un intellectuel qui veut. Au fait, il y a un grand flou autour du concept : un intellectuel c’est un producteur du savoir, un savant, un écrivain, un artiste qui «se mêle de ce qui ne le regarde pas» disait Sartre dans Plaidoyer pour les intellectuels. Quelqu’un, disait Maurice Blanchot (dans le premier numéro de la revue Le débat, la bible des intellectuels en France, dirigée par l’historien Pierre Nora) qui répond à une injonction extérieure. Elle lui intime l’ordre de manquer au devoir de discrétion : tu dois ! Sinon ceux qui ne produisent rien, même s’ils sont bardés de diplômes, ne sont pas des intellectuels. Non plus ceux qui, parmi les hommes du savoir (quelle que soit la qualité de leurs travaux) se prévalent d’une fausse neutralité, ce snobisme qui les met à égale distance de tout, du bien et du mal et du juste et de l’injuste. Et ceux qui passent plus de temps sur les plateaux de télévision que dans leur laboratoire, sont des agitateurs d’idées. Certes, il n’y a pas en Tunisie de «Parti intellectuel» comme en France où, selon Daniel Lindenberg (dans son dernier livre Y a-t-il un parti intellectuel en France ?) l’opposition est topique entre l’intellectuel de droite Thibaudet et son alter ego de gauche, Julien Benda, qui lui réplique par son fameux La trahison des clercs. Entre-temps, l’intellectuel peut être conseiller du prince (Raymond Aron), intellectuel organique (Gramsci), intellectuel spécifique (Foucault)… C’est important de faire la mise au point, car on assiste, depuis le 14 janvier, faute d’une «HAICA de l’esprit», à une usurpation de titres à grande échelle. Mais ceux – dont je suis – qui ont répondu à l’Appel (Nidaa) estiment à bon droit, mériter le titre d’intellectuel engagé.

Pourquoi avoir choisi Nidaa Tounes ? Quel apport peut avoir l’intellectuel dans les conjonctures politique et sociale?

Vous savez, ce n’est pas facile déjà de s’engager dans un parti – fut-il le «parti des intellectuels» (en l’espèce al-Massar) – encore moins dans un mouvement «attrape-tout», Nidaa Tounes, où les intellectuels ne sont vraiment pas chez eux, mais hôtes – peut-être de passage ! – chez le Jar, le voisin d’à-côté. Mais que voulez-vous ? Des deux maux il fallait choisir le moindre : entre voir le pays sombrer dans la démence islamique et sacrifier son indépendance intellectuelle, le devoir – que dis-je, l’humilité – a exigé qu’on se déprenne de soi, voire qu’on subisse esseulé l’humiliation d’être accusé d’avoir trahi la cause du peuple. Foucault appelle cela «la morale de l’inconfort». Nous avons choisi cette posture.

Et Nidaa Tounes, la force de frappe capable de faire la différence, peut battre Ennahdha. Et croyez-moi cela s’est mal passé à l’intérieur de Nidaa. On a fini, de guerre lasse, à influencer le cours des événements. Béji Caid Essebsi  a fait les arbitrages qu’il fallait. Et son entourage immédiat s’est montré compréhensif. Tout cela est bon. Vous n’avez qu’à vous reporter à ses derniers discours : Nidaa Tounes prend l’engagement de recentrer le pays sur ses valeurs historiques modernes. Donc oui ! Nous avons eu un apport, certes modeste, mais cela vaut mieux que le soliloque d’une gauche qui se parle à elle-même et que personne n’écoute.

Quelles sont les raisons pour lesquelles Béji Caïd Essebsi semble être le candidat idéal ?

Il a été plébiscité par le peuple avant même que nous le choisissions ! Il vient de très loin. Il est d’ailleurs ! Il prolonge toute la tradition moderniste, de Kheireddine à Bourguiba et il fait la synthèse de la Tunisie démocratique post-14 janvier. Il a tout d’un zaïm, y compris ses travers ! Tribun d’exception, il a une façon et un art de faire qui devront être enseignés dans les écoles de science politique. Et je plains vraiment les modernistes. Ils subliment Bourguiba et brocardent Essebsi, son incarnation vivante, en voie de sanctification. Dommage ! Ils passent à côté d’un grand moment d’Histoire : elle leur sera racontée plus tard l’histoire, par des gens moins qualifiés qu’eux, alors qu’ils peuvent en être ici et maintenant les contemporains philosophiques !

Béji Caïd Essebsi est aujourd’hui en compétition démocratique. Il a besoin du soutien des  intellectuels comme c’est de tradition dans les pays démocratiques. Chacun compte les siens. Béji  Caïd Essebsi a reçu des intellectuels (pas «les» intellectuels) – ceux-là mêmes qui se sont fendus en mai dernier d’une déclaration passée inaperçue à ce moment-là. Elle alertait sur les dysfonctionnements du Nidaa et critiquait ouvertement son président. Essebsi les a vus. Il les a écoutés. Il a confirmé son engagement moderniste. Que ses rivaux fassent de même. Cela sera bon pour la clarté du débat. Moi je pense qu’il est le meilleur candidat aujourd’hui, à même de restaurer l’autorité de l’État, redonner confiance et réconcilier la Tunisie avec elle-même.

Que pensez-vous de l’instrumentalisation de la religion dans la politique ?

Je dirais simplement, qu’en mélangeant les registres du religieux et du politique on va tout droit à la faillite des deux. L’expérience de l’Europe a montré que la religion a servi les pires des dictatures, de Franco à Salazar.

Chez nous, c’est encore pire, Nous souffrons encore de la confusion entretenue de façon machiavélique par des idéologies rendues caduques. Vouloir continuer à accréditer l’idée que la religion a réponse à tout, c’est croire encore à l’existence de la pierre philosophale. 

 

Propos recueillis par Hajer Ajroudi 

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