Une brève séquence de la très classique dance du ventre déclenche une avalanche de critiques médiatiques.
Par le recours à l’accusation nimbée de fureur, l’autoproclamée protection de la pudeur perpétue l’inquisition abattue sur la Tunisie au temps des sinistres « ligues de protection de la Révolution ». Les coupeurs de têtes, ici et ailleurs, poussent à son extrême limite l’effet dévastateur de pareille orientation. Afin de poursuivre la discussion avec les spectateurs sur les dessous de cette perversion, les présentateurs d’Al Watania 1 convièrent un psychanalyste et un sociologue à exprimer un avis fondé sur leur spécialité. Tel fut l’objet de l’émission diffusée le 9 mai. Il était question de l’art, de l’artiste et de sa trajectoire, le plus souvent, jonchée de maints déboires. L’un des intervenants, aux propos les plus vivants, cita le cas de Néjib Khattab, ce voué, corps et âme, à son dur métier. L’évocation souleva, en moi, le soupir du souvenir.
Phénomène social, monstre sacré de l’écran, Néjib Khattab fut emporté de scène de manière soudaine.
La triste nouvelle abattit une chape d’effroi sur ses innombrables fans. A l’égal des rivés aux matchs de football, ses admirateurs n’auraient manqué à aucun prix l’une de ses prestations télévisées.
A ce moment précis une équipe de CERES parcourait Mahdia. Lorsque l’information léthale nous parvint, sans dire un mot Mohamed Ghodhbane éclata en sanglots. C’est un vieux copain de Paris.
Certes, nous étions affectés par la mort subite, mais l’immense détresse de Mohamed m’avait, quand même intrigué.
Je lui dis : « A ce point tu es bouleversé ? ! » . Il me répondit : « C’est l’être qui m’était le plus cher sur terre. Tu ne peux pas me comprendre parce que tu ne le connais pas. Il est entier, généreux, sincère. C’est moi qui préparais toutes ses interventions télévisées. Pendant son mariage avec une étudiante bourgeoise, elle refusa de se laisser photographier avec sa mère trop bédouine à son goût. Vexé, furieux contre ce mépris, Néjib qui vouait un culte à sa mère interrompt le mariage en pleine cérémonie.
C’est un homme exceptionnel. Promets-moi d’écrire un article sur lui sans tarder ». De retour à Tunis je téléphone à l’ambassadrice de Suède qui me parla de Nejib Khattab lors d’un séminaire organisé à Zaghouan par Abdeljélil Témimi.
A la sortie, et en vue de rédiger le papier promis à l’ami en pleurs, je la prie de reprendre ses mots dits chez Témimi : « Je ne comprends pas l’arabe, mais je le regarde chaque fois. Ses mimiques, ses gestes, ses yeux malicieux, sa bouche grande-ouverte, ses mains agitées dans tous les sens, tout son corps et toutes les parties de son corps parlent. Je ne comprends pas ce que dit sa bouche, mais si j’écris ce que je saisis à travers la mise en scène théâtrale de son expression corporelle, je crois que je ne serais pas très éloignée de ses propos dits ».
Néjib vit lui-même le message communiqué aux autres et cela fait de lui l’artiste vrai. Dans l’une des émissions les plus drôles, il cèda la place à un chanteur bénévole. Hélas l’homme, venu de loin à pied, et le trac s’y ingérant, perdit l’usage de la parole. Néjib, souri puis ria aux éclats et dit au malheureux : « Reviens d’où tu viens, repose-toi et quand tu seras en état de chanter reviens ! ».
Durant la veillée d’Al Watania, ce don de soi fut la meilleure des réponses données par l’artiste aux indignés par la nudité.
Ces révoltés focalisent leur vision sexiste sur la corporéité à l’instant même où ils occultent le sens donné par les mots artistiques du corps. Dès lors ces dégoutés, à tort, et au plus haut point timorés gomment la définition de l’homme, être de langage articulé.
Lévi Strauss écrit : « En face des conceptions racistes qui veulent voir dans l’homme un produit de son corps, on montrerait au contraire que c’est l’homme qui, toujours et partout, a su faire de son corps, un produit de ses techniques et de ses représentations ».
Abhorrée parmi certains jeunes de Tunisie, l’initiation à la danse orientale prospère sans manières à travers les sociétés occidentales.
Pour l’instant, à la Watania 1, bruissait une soirée inoubliable où le talent de l’animatrice, la beauté, l’humour, l’art et la fraternité libano-tunisienne tenaient la dragée haute à la bêtise humaine en ces temps ingrats où le pays de Bourguiba lutte contre les pesanteurs de la crise aggravée par la dette et les coupeurs de têtes. A ce titre, madame Olfa Sahli, l’animatrice de la fête, fut, sous l’air d’une discussion anodine ou routinière et nonobstant des moyens modiques, la médiatrice d’une prise de position politique. Depuis les origines de la philosophie, le souci du bien vivre dans la cité n’a jamais cessé de préoccuper l’esprit de l’humanité. Plusieurs thèmes furent débattus entre un numéro acrobatique, un défilé de mode, un brin de chant improvisé ou un morceau de musique.
De coutume, le sommeil réparateur commence à me visiter au plus tard vers neuf heures du soir.
Mais, ce jour-là, légères ou graves, mais toujours suaves, les variétés me tinrent éveillé au point de souhaiter perpétuer l’agréable colloque jusqu’au chant du coq.
Le vide culturel aspire les champs économique et politique vers le bas, quand la culture attire la situation vers l’élévation.
Néjib Khattab, l’artiste, offrit au pays le meilleur de lui-même jusqu’au moment extrême. Si chacun, dans son domaine, déployait le maximum de ses potentialités, la Tunisie dégagerait, peut être, ses pieds du bourbier.