Ahmed Tlili, Hassib Ben Ammar et Habib Boularès figuraient parmi les francs-tireurs de l’ethos démocratique au temps où Bourguiba campait au sommet de l’Etat.
Ce temps-là fut imprégné de despotisme éclairé. Porteur d’une idéologie en avance sur la structure sociale, Bourguiba recourut à sa poigne de fer pour imposer le CSP, mal aimé des salafistes et de la majorité. N’en déplaise aux cœurs tendres et aux esprits chagrins, ce leader au charisme exemplaire impulsait la transition de la tradition à la modernité. Lors de l’émeute provoquée par le prix du pain majoré, le juge condamne à mort un quarteron de garnements.
Parmi eux figurait le surnommé « kalb essabkha ». Pauvre hère, ce Gavroche tâchait de chasser, à Séjoumi, des mouettes, seule chair accessible en guise d’aubaine alimentaire, malgré sa fadeur jamais courue par les chasseurs.
Il fut accusé d’avoir catapulté un gros pavot sur le crâne d’un citoyen fourvoyé sous le pont de la sebkha aux abords de laquelle ce gamin logeait avec sa famille au plus haut point déshéritée. Or, le rapport policier, professionnel, rigoureux et circonstancié, attestait une drôle d’incompatibilité. Au moment où le bonhomme recevait le projectile sur la tête, l’accusé se trouvait à 300 mètres de la personne tuée. Désarçonné par la plaidoirie de la défense, le magistrat, énervé, réplique : « Il était là ce jour-là ». Outré, j’avais publié, sur le champ, un article où fut dénoncée la perle « unique dans les annales de la chronique juridique ».
A la même heure de ce malheur, et avec un petit groupe de personnes qui écrivaient dans le journal Arraï, nous remîmes à son fondateur, Hassib Ben Ammar, une pétition destinée au combattant suprême. Il parcourt le texte, nous regarde, réfléchit deux secondes et dit : « Ce n’est pas ainsi que l’on peut influencer Bourguiba. Le braquer ne mène à rien ». A sa façon, diplomatique, il intervient auprès du président pour obtenir la révision de la sentence inique.
D’autres initiatives allèrent dans le même sens, tel un groupe de militantes reçues par la première dame du pays. Ahmed Tlili, que j’ai bien connu à Paris, Hassib Ben Ammar et Habib Boularès qui, à ma soutenance, vint me dire « Charraft Tounis », œuvraient pour infléchir le despotisme éclairé vers l’optique démocratique.
A posteriori, quel enseignement tirer de ceci, pour aujourd’hui ?
De nos jours, Ennahdha participe au pouvoir par l’entremise des urnes et la présence avec elle de Youssef Chahed provoque la polémique. Que vient-il faire dans cette galère ?
Ainsi, deux semaines avant le discours-mise-au point du Chef du gouvernement, Khlifa Chater, mon collègue et ami depuis la fac, me dit, chez lui : « Je ne voterai pas pour Chahed, l’otage d’Ennahdha ». Cependant, face à pareille formulation, tout plongeur de fond débusque l’anguille méthodologique, bien cachée sous la roche de l’opinion politique. En effet, l’implication au gouvernement avec le parti de Ghannouchi, ne signifie pas, ipso facto, l’adoption de sa doxa. Car, d’une part, la tactique politique diffère de l’objectif stratégique et, de l’autre, l’existence n’est pas une essence, ou une substance figée, comme une pierre, expliquaient les méthodologues Bachelard et Cassirer, ou les philosophes Nietzsche, Heidegger et Sartre, leur brillant plagiaire.
La grande philosophie est allemande. Mais revenons à nos moutons. Habib Boularès, Hassib Ben Ammar ou Ahmed Tlili militaient pour la démocratie au sein même du système totalitaire.
En tant qu’individu, Bourguiba n’est pas l’inventeur de l’absolutisme. Il fut l’héritier d’un style beylical qui avait partie liée avec la strucutre de l’ancienne société où prospérait l’indistinction des champs sociaux. Les sphères politique, religieuse, éthique ou juridique formaient un ensemble assez indifférencié. Quelques semi-savants attribuaient le régime incarné par Bourguiba au modèle représenté par Franco, Hitler et Mussolini, mais c’est là une belle idiotie, car il est possible d’expliquer le bourguibisme sans quitter l’histoire de la Tunisie.
Aujourd’hui, le Chef du gouvernement gère le pays avec les nahdhaouis et dit : « Mes convictions sont profondément modernistes et progressistes ». Ahmed Tlili, l’organisateur de la guérilla sudiste opposée au colonialisme français, participe à la gouvernance mais finit par écrire cette longue lettre ouverte à Bourguiba où il réclamait la démocratie. Je l’ai bien connu à Paris et la fin de ses lettres m’amusait : « Allah ikathar min amthalik » Quel serait donc l’enseignement légué par Hassib Ben Ammar à l’actualité enchevêtrée ?
De nos jours, le Chef du gouvernement répond à une accusation, celle de convoler en justes noces avec Ennahdha, l’ennemi juré de Bourguiba.
Sa réponse comprend deux séquenses. D’une part, « ce n’est pas moi qui ai amené Ennahdha au pouvoir, ce sont les élections législatives d’octobre 2014 qui lui ont permis d’y accéder ». D’autre part, « mes convictions sont profondément modernistes et progressistes ». S’il ne disait vrai, la ministre de la Jeunesse et des sports, entre autres de ses coéquipiers, ne serait pas au gouvernement. Mais, pour les nahdhaouis, cet aveu au look bourguibiste colporte leur désaveu.
Aussitôt réuni, le Conseil de la Choura dégaine et annonce l’artillerie lourde pour la présidentielle prochaine.
Voilà donc pourquoi Ghannouchi exigea, au mépris de tous les droits, mais en connaissance de cause quant au bourguibisme de Chahed, que celui-ci s’abstînt de postuler à la fonction suprême. Ainsi, par la force des choses électorales, ce Chef du gouvernement gère les affaires du pays avec les nahdhaouis, mais cela n’atteste pas l’adoption, par lui, de leur vision du monde social.
Maintenant, la Tunisie atteint la bifurcation où débute le sprint vers la démocratie ou la théocratie.
Il est bel et bien question de celle-ci, car une fois décapé le vernis, rien de bien malin ne sépare Abou Yadh du vénérable cheikh Rached Ghannouchi.
Avec la charia, plus petit commun dénominateur de toutes les espèces de khouanjia, on ne badine pas. Talbi l’a appris à ses dépens. N’eût été l’intercession de Mourou, il aurait été malmené au débouché de l’émission.
Que Dieu préserve le pays des batons agités par les fameuses « ligues de protection de la Révolution ». Le 24 décembre, Youssef Hsoumi, sympathisant des nahdhaouis, me dit : « J’en fais partie et c’est mon droit de défendre mes biens, ma patrie et ma foi ».
Il est loisible de dissoudre une organisation, mais, pour dissoudre ses hommes, il faut être, au moins, celui à qui nous pensons, de temps en temps.
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