Hatem Ben Salem : “Une sortie de crise sans trop de casse est possible”

De sa longue expérience dans différents postes de responsabilité, Hatem Ben Salem tire les leçons mais également des conclusions  sur la situation dans laquelle se débat la Tunisie. Il évoque, avec un pincement au cœur, les raisons ayant mené au délitement de l’Etat et à son incapacité à faire face aux défis historiques qu’affronte la Tunisie actuellement.
Pour lui, la remise en question, le 25 juillet 2021, de la situation ubuesque dans laquelle se fourvoyait la Tunisie, a rebattu les cartes en créant une opportunité réelle de reconstruire un nouveau régime politique. Sauf que le processus demeure flou.
Dans ce contexte, il parle du nécessaire dialogue pour débloquer la situation politique, économique et sociale du pays sans toutefois réhabiliter ceux qui sont à l’origine de la faillite de la Tunisie. De ces questions et de bien d’autres encore, Hatem Ben Salem a parlé avec franchise et sans langue de bois.
Il évoquera également son livre, en préparation, qui sera, selon lui, un essai qui lui permettra d’exposer, sur la base des leçons tirées de son expérience, sa propre vision de la Tunisie qu’il souhaite léguer à nos enfants. Interview.

Vous avez été ministre du temps de Ben Ali mais aussi après la révolution. Quels enseignements avez-vous tirés de ces expériences ?
Avant 2011, je n’ai été ministre qu’au bout d’une longue expérience de plus de quinze ans à différents postes de responsabilité. Après son élection à la présidence de la République, le regretté Béji Caïd Essebsi m’a proposé de présider l’Institut tunisien des études stratégiques et j’ai accepté avec la conviction de pouvoir, pour la première fois, doter la Tunisie d’une véritable vision stratégique à même de lui procurer les moyens de mettre en œuvre un nouveau modèle de développement. Grâce à une brillante équipe d’experts, nous avons pu présenter une étude et des propositions qui auraient pu éviter à la Tunisie l’état de désarroi dans lequel elle se débat aujourd’hui.
Ma nomination à la tête du ministère de l’Education a été une autre histoire. En effet, bien que désigné au début du mois d’avril 2017, j’ai accepté cette nomination après plusieurs mois -septembre 2017- après la promesse de créer un ministère de l’Education nationale regroupant tous les domaines de l’enseignement, de la formation et de la recherche scientifique. Et c’est à cette occasion que j’ai appris, à mes dépens, que les promesses n’engagent que ceux qui y croient !
Il n’est pas facile de comparer les deux missions, chacune ayant son propre contexte politique. Avant 2011, les fondamentaux, particulièrement au niveau de l’Administration et des finances publiques, donnaient au ministre beaucoup de crédibilité et un pouvoir de décision effectif. La hiérarchie était respectée et les rapports avec les partenaires sociaux, quoique très difficiles, n’atteignaient jamais le point de non-retour. En 2017, mon retour a été, pour moi, un vrai choc. A tous les niveaux, le nivellement par le bas et la déstructuration du processus de prise de décision rendaient toute possibilité de réforme utopique. Et aussi paradoxal que cela puisse paraître, les pouvoirs -en tout cas virtuels- du ministre étaient plus forts qu’avant 2011 mais malheureusement dénués de tout moyen de mise en œuvre administrative et surtout financière. C’est, à mon sens, la cause principale du délitement de l’Etat et de son incapacité à faire face aux défis historiques auxquels fait face la Tunisie actuellement.

Une procédure est engagée pour une nouvelle loi fondamentale. Etes-vous d’accord avec la démarche adaptée et faut-il réellement un nouveau texte ?
Rares étaient ceux qui, accablés par un contexte politique pseudo-révolutionnaire, criaient leur rage et désespoir de voir des opportunistes et des néophytes s’affairer autour de la scandaleuse rédaction du texte le plus important pour une nation : la Constitution.  Qui peut nier, aujourd’hui, les interférences, voire les tripatouillages imposés par des « experts » étrangers et dont la principale conséquence est une loi fondamentale taillée sur mesure pour faire perdurer une situation de flou juridique favorable à la magouille politique et aux basses besognes des officines occultes !
La remise en question, le 25 juillet 2021, de la situation ubuesque dans laquelle se fourvoyait la Tunisie a rebattu les cartes en créant une opportunité réelle de reconstruire un nouveau régime politique. Malheureusement, le processus menant à ce changement est pour l’instant flou. Déjà, la décision d’écrire une nouvelle Constitution ou de réviser la présente, doit faire l’objet d’un consensus. Pour ma part, et malgré mon désir ardent de revenir à la Constitution des pères fondateurs de 1959, j’estime que la sagesse et l’intérêt supérieur de l’Etat doivent l’emporter afin d’éviter atermoiements et confusion. Au stade où l’on en est, on doit se contenter d’une révision dont le principal objectif est de mettre en place un régime politique où les domaines des pouvoirs exécutif et législatif doivent être distinctement délimités. Je suis, sans aucune hésitation, favorable au régime présidentiel à la française où le Président, élu au suffrage universel, est véritablement le maître de la conception de sa politique qu’il met en œuvre par le biais d’un gouvernement qu’il choisit, mais qui est également responsable devant le Parlement. Ce dernier doit pouvoir remplir son rôle de légiférer et de contrôler l’action gouvernementale. Toutefois, la responsabilité première de la conduite des affaires de l’Etat doit nettement revenir à la personne détentrice de la légitimité intégrale et non celle parcellaire du Parlement. Cela suppose, bien évidemment, l’existence d’un système électoral capable de dégager une majorité présidentielle et un organe de contrôle des élections totalement indépendant et disposant de tous les moyens d’organiser des élections transparentes. Cela sous-tend également la création d’institutions telles qu’un Conseil constitutionnel, garant du bon fonctionnement du régime politique et une Haute Cour de Justice, aboutissement d’une remise à plat totale du système judicaire actuel définitivement obsolète.

Comment sortir du blocage actuel, surtout que le président de la République reste sourd à toutes les propositions d’ouverture sur un vrai dialogue ?
Une lecture objective de l’histoire contemporaine démontre que la Tunisie ne peut ni se construire ni avancer sans dialogue. Certes, il est hors de question que ce dialogue soit une occasion de réhabiliter ceux qui sont la cause de la faillite de la Tunisie, ni d’organiser une nouvelle foire d’empoigne qui dévaloriserait encore plus une classe politique désuète et créerait davantage d’aversion des citoyens vis-à-vis de la politique. Il ne peut s’agir que d’une initiative rassemblant les forces vives de la nation autour d’une feuille de route exclusivement dédiée aux réformes opérationnelles qui doivent sortir le pays de l’impasse dans un délai de deux ans au maximum et redonner leur place aux vraies compétences. Cette action émanerait idéalement du président de la République mais s’il s’y refuse, il faudra engager une démarche auprès de tous ceux disposés à sortir la Tunisie de la situation de blocage actuelle et je pense, en premier lieu, à l’UGTT. La résolution urgente de cette question est capitale pour sortir de l’impasse actuelle. La feuille de route présidentielle est déjà caduque, compte tenu des résultats décevants de sa première étape, à savoir la consultation électronique par définition non démocratique. L’Histoire ne nous pardonnera pas si l’on ne se positionne pas avec courage pour proposer rapidement un vrai programme de réformes structurelles décidées sans interférence étrangère et sur la base de la concorde nationale. Jamais la Tunisie n’a été face à son destin comme elle l’est aujourd’hui et son salut ne viendra que des Tunisiens !

La situation économique du pays est ce qu’elle est aujourd’hui. Dans l’attente d’un hypothétique accord avec le FMI pour débloquer la situation des finances publiques, quelle alternative à un refus du Fonds, surtout que les conditions qu’il pose sont pour l’heure difficiles à mettre en œuvre ?
Nous avons, dès le départ, engagé avec le FMI des négociations viciées à la base. Tout en étant conscients de nos faiblesses, nous avons trompé nos interlocuteurs en leur faisant de fausses promesses et en nous croyant plus intelligents. Maintenant que l’heure de la reddition de comptes a sonné, il devient impératif d’adopter une stratégie de négociation adaptée à notre situation économique catastrophique. Ma conviction est que les solutions à cette crise endémique ne peuvent pas venir uniquement du FMI. Les premières grandes décisions doivent commencer par une refonte radicale de notre système de collecte des impôts. Les ressources qui reviennent de droit à l’Etat et qui sont aujourd’hui captées par la corruption et les réseaux parallèles doivent être remobilisées de façon intelligente au profit du Trésor public. Il existe des pistes très intéressantes dans ce domaine et il est possible de proposer rapidement des alternatives. Je lance donc un appel pour que les spécialistes des finances publiques et de la fiscalité se joignent à nous pour un projet de réforme fiscale révolutionnaire qui, tout en ménageant le contribuable, soulagera de façon pérenne les finances publiques…
Une fois les caisses de l’Etat renflouées, même en partie, et au bout d’un an, la Tunisie sera en meilleure position pour négocier la reconversion de sa dette et c’est là véritablement que le génie tunisien -économique et diplomatique- devra faire ses preuves. Une sortie de crise sans trop de casse est possible, elle est même à portée de main avec des acteurs politiques crédibles et respectés.

Le risque d’une implosion sociale est réel. Quelle serait selon vous la réponse à donner aux revendications pour éviter le pire et quel rôle devrait jouer l’UGTT à ce propos ?
C’est le pire scénario qui guette la Tunisie. Le pouvoir de la rue, c’est l’annihilation des fondements de la vie en société. L’anarchie qui peut s’installer, suite à des troubles sociaux graves, sapera inéluctablement les fondements de l’Etat, laissera la place à la loi de la jungle et permettra à des forces déstructurées, donc incontrôlables, de décider de l’avenir du pays. Ma crainte est que, à la différence de 2011, il ne soit pas possible à l’Administration comme aux forces de l’ordre de réagir et de contenir les dérives pouvant survenir suite à un tel scénario catastrophe. Pourtant, personne ne peut nier, aujourd’hui, que tous les indicateurs poussent à l’émergence d’une telle situation. L’Etat est exsangue et n’assure quasiment plus, même ses prérogatives les plus basiques. Le peuple, depuis la disparition de la classe moyenne, subit de plein fouet une dégradation sans précédent de son pouvoir d’achat. Si l’on y rajoute l’influence dévastatrice des lobbies de la corruption qui gangrènent tous les secteurs de la vie quotidienne des citoyens, on comprend mieux l’exaspération générale. A mon sens, aucune organisation ne peut arrêter ce cycle infernal. La réponse à donner, pour éviter le pire, c’est de prendre en considération l’importance du facteur temps. Il s’agit, très vite, de passer à l’action. Des réformes structurelles doivent ressortir des tiroirs et être mises en œuvre dans les domaines de la production et de la distribution alimentaires, l’énergie, la justice, l’éducation, la santé, le tourisme, le transport qui sont, actuellement, l’urgence absolue. Un gouvernement de crise, grâce à la réforme fiscale et celle des douanes, est capable, très rapidement, de mettre fin aux postures déclamatoires et de donner des résultats concrets au profit de nos compatriotes. Un gouvernement audacieux et innovateur rassurera les Tunisiens, améliorera leur qualité de vie et fera renaître l’espoir, particulièrement chez les franges de la population qui souffrent atrocement de cette descente aux enfers de la Tunisie.

La Centrale syndicale a un grand rôle à jouer pour éviter cette implosion. Pensez-vous qu’elle soit capable de consentir des sacrifices concernant certains dossiers, notamment la question de la compensation et de la restructuration des entreprises publiques ?
Je ne pense pas, malgré l’état très préoccupant des lieux, que des sacrifices énormes soient nécessaires, particulièrement si la remise aux normes de nos finances publiques s’opère rapidement grâce à la réforme fiscale. Quant à la question de la compensation, des expériences ont eu lieu dans d’autres pays, avec l’assistance de la Banque mondiale, et la Tunisie peut s’en inspirer tout en mettant en place son propre modèle fondé sur la transparence et l’équité. La réforme des secteurs clés précités libèrera un flux d’énergie et d’innovation incommensurable et des milliers de nouveaux métiers verront le jour. Le système des autorisations sera entièrement aboli et la digitalisation constituera la priorité absolue pour tous les services publics et privés. En deux ans, il n’y aura plus de contacts physiques entre les usagers et l’Administration et ce sera la vraie révolution sociétale. C’est une nouvelle vision de la Tunisie et une immense volonté visant à remettre le Tunisien au cœur de ce vrai challenge !
Je n’ai aucun doute quant à la force de mobilisation qui peut s’opérer autour de ce projet et surtout au niveau des organisations nationales telles que l’UGTT ou l’UTICA. Le seul danger qui peut empêcher sa mise en œuvre, ce sont l’égoïsme et l’avidité de certains pseudo-politiciens qui ont tout intérêt à faire perdurer l’anarchie car ils y trouvent leurs intérêts sonnants et trébuchants comme au cours de cette décennie mortifère. Il ne faut plus attendre ni reculer maintenant, il y va du destin de la Tunisie et de son peuple ! C’est de la responsabilité de notre génération de laisser à nos enfants un pays qu’ils peuvent aimer et où il y a un avenir. C’est aussi notre devoir de reconstruire notre nation sur des bases plus pérennes, nous avons pour cela et l’expérience et l’ambition.

Quel est votre sentiment concernant le projet de loi sur la réconciliation fiscale basé sur la liste établie par le défunt Abdelfattah Amor ?
C’est, à mon avis, une opération vouée à l’échec. Je ne doute pas qu’elle se fonde sur de bonnes intentions car il est impératif de récupérer l’argent détourné aux dépens de l’Etat. Toutefois, c’est à la justice de jouer pleinement son rôle et de s’organiser de façon à ce que les enquêtes se fassent rapidement et concernent tous les fauteurs sans limites dans le temps. Et c’est à l’Etat de donner les moyens nécessaires à la justice afin qu’elle remplisse sa mission dans les meilleures conditions. Il faudra, également, qu’en plus des deniers à récupérer, rajouter les compensations indues et scandaleuses dont ont profité les caciques de la Troïka qui a   pillé le pays en moins de trois ans !
L’argent récupéré devra permettre la création d’une banque des régions avec un fonds spécial dédié aux projets de la jeunesse qui doivent bénéficier de financements sans pré-conditions.

Que pensez-vous de la décision du président de la République de dissoudre le Conseil supérieur de la magistrature ?
Il me vient un fort sentiment d’injustice lorsque j’évoque la Justice de mon pays. Le système judicaire tunisien -que je connais de l’intérieur y ayant exercé de hautes fonctions- a été bâti, à l’aube de l’indépendance, dans des circonstances où l’urgence imposait la création rapide de tribunaux afin d’assoir les nouvelles institutions naissantes de l’Etat mais sans prendre en considération les spécificités de notre société. Depuis plus de soixante-cinq ans, aucune réforme n’a été faite et les dysfonctionnements ont créé un mastodonte qui s’est transformé en monstre après 2011 suite à la mainmise du parti islamiste sur les rouages de l’Administration judiciaire. La décision de dissolution du CSM aurait dû, donc, être l’aboutissement naturel d’un processus de réforme de la Justice. Malheureusement, ce n’est pas le cas puisque cela s’est fait de façon unilatérale et dans un état d’exception, ce qui aura le plus mauvais effet sur les observateurs internationaux. Et, malgré ma conviction que l’actuel CSM est politisé et ne représente pas les garanties minimales d’indépendance, je crains que la Justice ne rentre dans une spirale d’instabilité qui peut menacer les fondements de l’Etat. En tout état de cause, le plus important, en ce qui me concerne, c’est de créer les conditions idoines, et dans la sérénité, pour refonder de fond en comble l’appareil judiciaire tunisien. Une nouvelle approche devra consacrer plus réellement le statut, le rôle et la rémunération du juge afin de le mettre à l’abri de toute tentative d’instrumentalisation ou de bureaucratisation. Une organisation moderne, c’est-à-dire digitalisée, de l’administration de la Justice sera également un rempart contre la corruption et les lenteurs administratives qui donnent cette image fortement dégradée de la Justice.

On croit savoir que vous êtes en train de travailler sur la publication d’un livre. Seraient-ce vos mémoires ou votre vision pour la Tunisie ? Si oui, proposez-vous des solutions pour une sortie de crise après cette sombre décennie ?
Il s’agit plutôt d’un essai où je vais tenter d’exposer, sur la base des leçons tirées de mon expérience, ma propre vision de la Tunisie que je souhaite léguer à nos enfants. Evidemment, les propositions que je ferai, en matière de gouvernance politique, économique, sociale et culturelle, ne seront pas des vœux pieux mais un véritable Vademecum de sortie de crise. Je crois à la force de la volonté et à la capacité de l’Homme, non seulement de changer, mais de bâtir de nouveaux destins. Et, je suis conscient que, comme moi, des milliers de Tunisiennes et de Tunisiens n’acceptent pas de rester les otages des lobbies de la corruption et de la médiocrité. Ensemble, nous pouvons renverser cette poussée vers la décadence et la déliquescence de notre pays. Le temps est maintenant compté et l’Histoire sera impitoyable avec nous si nous hésitons, tergiversons ou reculons.

Interview réalisée par Taïeb Zahar

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