Hatem Derbel dissèque le délitement de la famille dans sa pièce de théâtre Chawq

Dans sa énième représentation, cette fois-ci à la Cité de la culture, dans le cadre d’une manifestation s’intitulant « Sortie au théâtre » dont la 4eme édition s’est achevée le 24 septembre , la pièce de théâtre de Hatem Derbel, « Chawq », inspirée de la pièce « Juste la fin du monde », écrite par le metteur en scène Jean-Luc Lagarce à Berlin en 1990, a réussi, avec brio, à attirer l’attention du public. Celui-ci s’est déplacé nombreux pour voir cette mise en scène le vendredi 22 septembre 2023. Les spectateurs étaient principalement composés d’artistes et d’étudiants en arts dramatiques.

« Chawq » et sa forme
Cette pièce de théâtre est composée d’acteurs de talents ayant une longue expérience à l’instar de l’actrice Amel El Fargi et Abdelmonem Chouayet. Ces deux acteurs ont été d’une très fine justesse dans leur performance. Amel El Fargi a apporté beaucoup de couleurs au personnage de la mère et a très bien incarné les frustrations de celle-ci ainsi que ses faiblesses quant à sa capacité à résoudre les querelles interminables de sa progéniture et qui enveniment la maison.
Lors de ce spectacle, on note l’inventivité, la créativité, le jeu très intelligent et subtil de l’actrice Meriem Ben Hassen, laquelle a été le sel de cette narration scénique. Elle joue le rôle de Zeineb, la femme de Lamine incarné par Abdelmonem  Chouayet. En revanche, même si elle a fait un étendu effort dans l’appropriation du rôle de la grande sœur Daddou, l’actrice Nedra Toumi a été plus dans le surjeu et même ses danses étaient marquées par une certaine lourdeur. Cette remarque n’enlève rien au fait qu’elle a montré une belle énergie communicative sur scène.
Au fil des représentations, la pièce a dépassé le temps du rodage et devient vraiment ficelée. Sa dramaturgie est tissée en quatre actes et ses lumières apportent un éclairage rimant avec l’évolution du récit. Les trois premiers actes racontent donc l’intérieur : les tracas familiaux mais avec un brin d’humour. Et l’acte dernier est consacré à l’extérieur : aux scènes de l’hôpital au moment où le personnage principal joué par Hamadi Bjaoui quitte le monde terrestre vers le monde céleste. Le récit de la pièce alterne un jeu posé et transmis par le biais d’un écran situé au milieu de la scène et les expressions in vivo des acteurs. Ce récit et la synchronisation des expressions ont fait l’objet d’une veille méticuleuse de la part du dramaturge Moez Achouri. Hatem Derbel, le metteur en scène, aime placer l’écran comme une pierre angulaire de l’évolution de la dramaturgie comme il l’a réalisé dans sa pièce Juste un sourire présenté lors des JTC en 2022. En outre, exposé aux personnages de « Chawq », le spectateur se trouve devant un double jeu et une densité d’expression dont il est amené à démêler, à déchiffrer et à suivre. À cela s’ajoute une musique tantôt rythmée et dynamique, tantôt lugubre et mélancolique accompagnée de cris de grisement des rails de train qui surchargent en réalité la capacité d’entendement du spectateur et ne lui permettent pas de suivre l’essentiel : à savoir cette comédie dramatique construite autour de liens familiaux dépourvus de sentiments.

Chawq en substance
« Chawq » narre l’impossibilité de communiquer entre les membres de la famille. Elle raconte également les maux indicibles au premier rang desquels le mal de la mort. Une mort qui commence déjà avec la maladie. Cette mort est annoncée au personnage principal Youssef figuré par l’acteur Hamadi Bjaoui. Celui-ci, pour se sentir en sécurité, veut revenir au cocon familial qui devient, à ses yeux, méconnaissable. Après une absence de 12 ans, sa sœur a changé, elle est de plus en plus frustrée. La volonté de cette dernière est annihilée par le poids de la charge de ses proches qu’elle a héritée sans le vouloir. Certes, c’est la femme se trouvant toujours dans cette position, mais dans notre société il y a également l’homme qui assume aussi cette grosse charge et au fil du temps devient agressif à l’égard de sa sœur et de son frère. Le metteur en scène donne un clin d’œil à cet aspect à travers le personnage du grand frère Lamine, joué par Abdelmonem Chouayet. Ce dernier est autant submergé par ce premier noyau de la mère et de la fratrie qu’il n’arrive plus à tenir son couple. Lamine n’est plus capable de maitriser ses nerfs, ses sentiments et surtout son impulsivité. Sa femme Zeineb est par conséquent perdue dans ce labyrinthe dans lequel sont coincés leur couple et leur avenir. Pour se débrouiller, elle joue sur plusieurs files et essaye de plaire aux autres membres ; ce qui fait qu’elle est toujours hésitante et lunatique. En effet, elle ne trouve ni répit, ni repos, ni quiétude de l’âme.
L’agressivité, la violence, l’ironie et particulièrement la solitude que chaque personnage vit dans sa chair sont le fil conducteur entre les différents protagonistes de cette œuvre. Ils recherchent tous le bonheur mais ne trouvent pas le temps et l’espace pour le réaliser. Celui qui va mourir, Youssef, le protagoniste de l’histoire, a oublié sa propre souffrance tellement il a été inséré dans un univers de bruit, de chamaille, de querelle, d’animosité, d’hostilité, de non-dits et de rancunes ancestrales et indémêlables.
Il importe de mentionner que les acteurs, même si leur travail est fondé sur un texte collégial, ont abondamment composé leur performance sur des gestes sans paroles, sur des mouvements expressifs, sur un jeu silencieux et plein de significations. Abdelmonem Chouayet a mobilisé entre autres la technique du masque neutre et a travaillé sur le geste symbolique avec une minutie montrant la longue expérience de la scène de l’acteur. Aussi, Amel El Fargi a fait sortir admirablement le bouffon, les mouvements de la vieillesse, de la faiblesse, de la perdition, du chagrin de la séparation mais aussi dans l’acte 4 la noblesse du métier de professeure de médecine. En ce sens, elle a étalé une très riche palette artistique à travers sa performance.
La pièce « Chawq » est arrivée à présent à maturité à force de répétitions. Elle est donc en train d’acquérir peu à peu une reconnaissance solide dans le processus de l’art dramatique dans notre pays. La pièce se termine sur une note d’amour, signifiée par la présence du train et ses mouvements qui relient et séparent les acteurs. Désormais, cet amour gît sous les décombres de la guerre fratricide. Derbel au final a touché le plus grand danger qui guette nos sociétés arabes : le délitement de notre vivre ensemble au sein de la famille même.

Mohamed Ali Elhaou  

 

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