Les Archives nationales de Tunisie est l’un des piliers de l’État tunisien. Institution fondée à l’origine par le Grand Vizir Kheireddine Pacha en 1874, elle était désignée sous le nom de « Khizana de conservation des documents de l’État » et faisait partie du Grand ministère. Kheiredine, voua un respect extrême quant à l’utilisation des documents de l’État et surtout leur protection. À chaque usage fait d’un document, il procédait à l’inscrire et à le remettre à sa place. On parle bien d’une tradition vieille de plus de 140 ans, quasiment unique dans le monde arabe. Hédi Jallab, Directeur des Archives nationales nous répond sans ambages sur de nombreuses questions qui nous traversent aujourd’hui l’esprit après le bras de fer tenté par l’IVD pour s’emparer des Archives de la Présidence.
Les archives en tant qu’identité nationale : que pensez-vous de ce qui vient de se passer avec l’Instance de Vérité et de Dignité ?
L’intérêt que suscite la préservation et l’usage des archives par un État, dénote d’abord de l’ancrage profond dans des traditions administratives anciennes et surtout à se confirmer aux lois en vigueur. Ce qui s’est passé le 26 décembre dernier devant les portes du palais de Carthage est malheureusement une scène triste. Comment peut-on permettre d’enlever les archives entières de la première institution de souveraineté de l’État Tunisien par une instance à qui la loi n’autorise que l’accès aux dossiers des dépassements en cours d’instruction ?
Aucun article de la loi organique 53-2013 n’accorde le droit à l’Instance Vérité et Dignité de lever la totalité des archives d’institutions publiques. Ajoutons à cela l’absence de tout travail de dépouillement, de classement, de description et d’indexation… Je me demande alors selon quels critères ces archives peuvent-elles être déplacées et utilisées ? Qui assumera la responsabilité en cas de perte de documents qui concernent la sécurité nationale de la Tunisie et ses relations extérieures ?
Mais alors, quelle est la procédure légale qui peut sauvegarder les archives de la Présidence ?
L’inventaire de ces archives qu’on estime à 20.000 cartons d’une façon précise et détaillée requiert l’intervention de véritables spécialistes qui ont la technicité et l’expérience dans le domaine et nécessite des mois de travail. Nous savons que l’Instance, et jusqu’au 24 décembre, a fait un appel au recrutement de spécialistes dans le domaine des archives et avait demandé par écrit aux Archives nationales de Tunisie de lui fournir une aide technique et logistique. Chose que les Archives nationales n’ont pas refusée. Cependant, nous avons demandé à ce que la procédure juridique, déontologique et légale soit respectée selon un protocole qui spécifie les conditions de cette coopération et ses limites et que le tout soit soumis à la Présidence du Gouvernement afin d’en obtenir l’aval.
On entend beaucoup parler des archives et de leur rôle dans la justice transitionnelle. En tant que Directeur Général des ANT et en quelque sorte garant de la sauvegarde de ce patrimoine immense quels sont les enjeux ?
Il est vrai que la plupart des événements ayant trait à la Révolution du 17 décembre-14 janvier 2011 ont montré l’importance des archives. Ce constat nous pousse à des questionnements objectifs sur la conservation des documents et l’usage qui doit en être fait sans les exposer à l’éparpillement, à la destruction ou encore à l’usage de faux.
Quel rôle incombe aux Archives nationales afin d’aider à assurer la transition vers un régime démocratique, transparent et ouvert ?
Les expériences dans de nombreux pays ont montré l’importance d’engager un travail de mémoire et d’histoire qui creuse cette question en profondeur avec des étapes étudiées et sûres. Et pour garantir les conditions de succès de cette entreprise gigantesque, il faut absolument accéder aux faits, aux informations crées à chaud lors de leurs déroulement. Pour ce faire, les sources archivistiques (documents, papiers, et sources photographiques et audiovisuelles) doivent-être disponibles. Dans ce cas précis les experts dans la documentation et des archives jouent un rôle éminent dans les opérations de dépouillement, de classement, de description, de création des base de données et facilitent l’accès à ces sources d’information selon les lois en vigueur ou même par dérogation spéciale.
La déontologie même du métier d’archiviste impose la neutralité et l’objectivité et une rigueur dans le comportement individuel et public. Ces fonctionnaires sont un peu le garde-fou de l’unité des fonds archivistique de l’État tunisien afin que l’on puisse trouver des témoignages fiables sur notre passé et notre histoire. Dans l’esprit de la loi aussi, ces spécialistes ont comme devoir de protéger les données personnelles et de la sécurité nationale du pays.
Dans le deuxième volet de la question les enjeux sont importants. D’abord pour les Archives nationales il faut penser en premier lieu à préserver ces fonds combien précieux dans un endroit sûr et adapté et les rendre accessibles par les opérations de classement de description et d’indexation. Il faudrait également penser à la pérennité des institutions de l’État. Pour ce qui est de la justice transitionnelle, cette étape viendra s’articuler avec ce travail de sauvegarde, on parle bien de questions techniques. Si la demande est faite par voie de correspondance officielle et que des dossiers sont en instruction, ces archives seront alors facilement accessibles aux demandeurs. Les enjeux pour nous sont importants car il s’agit d’abord de sauvegarder ce patrimoine national d’un point de vue technique et matériel afin de garantir l’accès à tout demandeur bien entendu en veillant à la protection des données personnelles et les secrets de l’État selon les lois qui régissent l’accès ou par des exceptions sur demande des juridictions compétentes.
Pourquoi faut-il préserver les archives de la Présidence des intrus, et le droit de savoir dans tout ça ?
Tous les pays du monde avaient instauré des lois concernant la consultation des archives et qui protégeant les données qu’elles contiennent et ce, en fixant des dates de communication de ces archives. En Tunisie les consultations de nos archives nationales sont régies par les articles 15, 16, 17 et 18 de la loi n° 95 de l’année 1988 en date du 2 août 1988. Les dates de consultation après le traitement matériel et intellectuel des documents varient de 30 à 100 ans et ce selon la nature des dossiers et des documents. La loi protège les archives et leurs contenus en tenant compte de l’intérêt national et puis la protection de la vie privée des citoyens. Cette même loi stipule des exceptions quand il s’agit de recherches scientifiques ou pour les besoins de la justice. D’ailleurs le décret loi de 2011 sur l’accès aux documents administratifs fait exception de l’accès aux documents qui traitent de la vie privée de personnes et la sécurité du pays.
La loi sur la justice transitionnelle ne permet que l’accès aux archives qui ont un lien étroit avec les dossiers en cours d’instruction. Par ailleurs et après expiration de délais et dans un soucis d’exactitude et de transparence, les sources archivistiques devraient alors être ouvertes à tout le monde afin de pouvoir comparer les informations. Cette démarche demeurera lacunaire car il faudra aussi procéder à l’ouverture des archives privées (associations, organisations…) et à des études comparatives surtout avec l’histoire orale.
Toutes les institutions de l’État font leur travail en respectant les lois en vigueur, aider l’IVD dans ses investigations est une tâche prévue par la loi, mais c’est une tâche temporelle et passagère.
Protéger, sauvegarder et préserver la Mémoire nationale et les sources de l’Histoire de notre pays va demeurer sans aucun doute le devoir combien cher à ces institutions qui représentent à la fois l’ancrage et la continuité de l’État. L’IVD doit respecter scrupuleusement l’intégrité des sources des informations recueillies, et le contexte de leur production afin que les sources de notre histoire nationale ne fassent pas l’objet d’opération de tri sélectif et que nous puissions léguer aux générations futures un patrimoine digne de ce nom. La seule garantie serait la préservation entre de bonnes mains, et ce travail incombe à une institution qui centralise à cet effet ce devoir national : les Archives nationales.
Nous demandons avec insistance que l’IVD respecte les institutions de l’État tunisien et de ne pas semer le doute autour des pouvoirs administratifs et élus, car nous ne pouvons réformer et bâtir qu’à l’intérieur même de ces institutions de l’État.
La collecte, le traitement, la description, la conservation et la communication des archives de l’État ainsi que celles privées et la possibilité de les rendre accessibles permettent de participer activement à la mise en place du processus de la justice traditionnelle. Ces opérations permettent aussi et surtout d’obtenir le recul critique et la pluralité et études mémorielles empêchant l’établissement du monopole d’un discours et d’une pensée unique.
Entretien conduit par Fayçal Chérif
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