Hichem Djaït  : L’islam et les islamistes

Nous avons travaillé en étroite collaboration à l’Académie tunisienne des sciences, des lettres et des arts «Beït al-Hikma»: lui président et moi, directeur général (2012 – 2016). Pour lui, la mer sur laquelle donne son bureau est la scène la plus spectaculaire de la nature, surtout lorsque le soleil quittait la surface de l’eau, et au lieu de se lever doucement, il faisait un saut brusque pour achever son acte ! La fenêtre toujours entrebâillée, eu égard à son goût pour les cigarettes américaines qui lui ont sculpté une voix rogommeuse, paraît comme une brèche ouverte sur le scintillement des lumières. Il pousse la petite table qui nous sépare pour sortir de l’ombre et retrouver la chaleur sur l’arrière de son crâne lisse. «On dirait que le soleil lui a prêté l’éclat de ses rayons», chantait son poète préféré Abū-Tayyib al-Mutanabbī.
La paire de lunettes qui lui mange son visage, contribue, aussi bien que sa voix burlesque, son regard débonnaire et malin, son sens du rythme, de la formule qui claque, lâchée à la fin d’une discussion, au style d’élégant tragédien. Ces détails suffisent à identifier Hichem Djaït, le grand érudit, éminent historien et esprit encyclopédique et éclairé très influent. Présent là où on ne l’attend pas, ce brillant académicien est un citoyen profondément engagé sur le plan universel. Il voit dans la religion, toute une tradition qui fait de Dieu une source, non de violence mais de liberté créatrice, de résistance au mal. Il a toujours défendu dans son œuvre majeure, (la vie de Muhammad : 3 v. Révélation et prophétie, la prédication prophétique à la Mecque, le parcours du prophète à Médine et le triomphe de l’islam. Fayard), la possibilité d’un islam rationnel, dynamique, ancré dans une spiritualité authentique. Dans  sa thèse fondamentale «Al-kūfa, naissance d’une ville islamique» (Maisonneuve 1968), il a voulu, à sa façon, réinventer l’histoire de l’islam et dépeindre les évènements tels qu’il les percevait, à travers le filtre de la chronologie  et le questionnement permanent des édifices en admettant qu’une ville, c’est une configuration de choses qui rend des évènements possibles. Celui dont le savoir et l’érudition font autorité, depuis cinq décennies, est très impliqué dans les questions d’un islam au prisme des relations mouvementées entre foi et pouvoir, d’où la noirceur de son livre «La grande discorde : religion et politique dans l’islam des origines» (Gallimard 1989), pourtant lumineux !  Une des pages les plus sombres de la religion de Muhammad. Il a creusé des brèches dans l’oubli, exploré le deuil, les traces de la haine dans les esprits et les âmes. C’est que l’étude du passé ne s’éloigne jamais chez lui d’interrogations actuelles. Ce qui l’intéresse, ce sont les problèmes du présent. Il cherche à les expliquer en voyant d’où ils sortent. Hichem Djaït ne se réjouit certes pas des malheurs qui frappent le monde arabo-musulman, il sait même se faire inquiétant. Mais c’est le même tableau qui se dessine aujourd’hui, la même mécanique de la fatalité, la même désolation. Sommes-nous dans le présent ou le passé ? Bien vite, l’hésitation se transforme en subjugation. L’interprétation historique devient aussi prenante qu’un songe. Tout part du traumatisme originel que fut la violence. Lui qui s’exprime en choisissant très précisément ses mots devient soudain furieux, lorsque, en plein entretien, on en vient à parler de sa proximité des islamistes. Marquant un temps d’arrêt exclamatif, bras levé, le voilà  excessif, cruel, acide, pour dénoncer cette accusation. Convaincu que son «destin» serait d’harmoniser le chaos de l’histoire de l’islam pour lui donner une peinture homogène, il a pris ses distances envers eux, puisqu’il privilégie les démonstrations argumentées et limpides, et s’emploie, depuis un demi-siècle, à restaurer l’humanisme de la religion musulmane et à défendre ses idéaux. Au terme de nos conversations, il finit toujours par lâcher : «L’islamisme parle la langue de la religion, mais il n’est en vérité que marketing politique visant à s’assurer le pouvoir.»

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