«Ecrire l’Histoire, c’est s’interroger sur les évènements marquants du passé, c’est afficher une vision de ces évènements, une interprétation des faits et des gestes de monarques, généraux, coteries, peuples, en liaison avec des changements climatiques ou économiques des migrations, des dominations, des ambitions et des déceptions, bref en liaison avec l’aventure humaine. On n’a jamais écrit l’Histoire du même point de vue d’une génération à l’autre, d’un pays à l’autre et du côté des gagnants comme du côté des perdants. Même dans le cadre d’une unité affichée, comme dans l’Union européenne, le Français, le Tchèque, l’Allemand et le Polonais ne peuvent écrire l’histoire des guerres napoléoniennes de la même manière.
Or, pour notre partie du continent africain, cette Africa ou Maghreb, nous connaissons peu la véritable histoire des Berbères. Nous connaissons l’histoire de Carthage et des Puniques par les grecs et les Romains. Nous connaissons mal l’histoire des Vandales. Nous connaissons la conquête arabe par les conquérants. Même à l’époque contemporaine où les documents et les témoignages abondent nous éprouvons quelques difficultés à démêler le fait de son interprétation.
L’historien professionnel a la lourde tâche de se livrer à ce travail de recherche du minerai, de le débarrasser de sa gangue et de le mettre à la place qui convient dans la durée.
Mais ce travail de mineur a, lui même, subi des transformations, soit sous l’effet du changement des méthodes scientifiques (le rôle de l’École des Annales, ou celui du marxisme, par exemple), soit sous le poids de l’idéologie (religion, racisme, colonialisme, etc). Il appartient donc au lecteur de l’Histoire de choisir son point de vue. Il peut déployer des efforts méritoires pour connaître toutes les thèses en présence, d’essayer de concilier les contraires, de tenter une synthèse, mais le choix final est le sien ».
La Tunisie, carrefour des civilisations
« Quand on dit, comme le répètent les slogans touristiques, que la Tunisie est un carrefour de civilisations, on ne dit rien. Un carrefour est un lieu de rencontre, on s’y croise et chacun continue son chemin. C’est de creuset qu’il faut plutôt parler, un creuset où se fondent des éléments divers pour donner naissance à un alliage original qui ressemble à toutes ses composantes sans s’identifier seulement à l’une d’entre elles. C’est là que réside l’originalité d’une ouverture d’esprit se traduisant par une adaptabilité que l’on observe chez tous ceux qui ne sont pas farouchement repliés sur leur prétendue origine ethnique. Il suffit de parcourir un annuaire pour voir se côtoyer des Zenati, Zouaoui ou Hawari avec des Dridi, Bellil ou Riahi et des Sancho, Kortobi, Malki ou même Bortkise ! Tous sont Tunisiens, parce qu’un jour des frontières ont enfermé un territoire devenu leur véritable partie et au sein duquel les mariages et les migrations régionales ont fait le reste pour donner naissance au citoyen de la République d’aujourd’hui ».
Nation, nationalisme
« Les structures d’un pays ne sauraient être, aux yeux des Arabistes, que Qotria ou Wataniya, territoriales, régionales, même si on continue à traduire l’adjectif en langues européennes par national. Aujourd’hui, pour les islamistes militants, la Umma ne peut être que celle de l’Islam, alors que l’on réservait à la religion le mot Milla que l’on retrouve encore en Turquie. Ainsi évoluent les prises de conscience ! Les jeunes générations ont-elles conscience de cette alchimie ? Pour ma génération, la nationalité a une importance primordiale. Le nationalisme tunisien a connu un grand élan en s’opposant en 1930 à l’inhumation des naturalisés français dans les cimetières musulmans parce que le naturalisé, en adoptant une autre nationalité que la sienne d’origine, est « sorti » de sa communauté ; il a « tourné » —m’touren !—, autrement dit il a retourné sa peau comme on retourne sa veste ! Aujourd’hui, la nationalité est, aux yeux de nombreux nationaux, une commodité juridique, un passeport, une possibilité de voyager et de s’établir quelque part dans le monde à l’ère de la mondialisation ».
1956-2011, de nouveau la souveraineté
« La Tunisie indépendante ? Quand l’est-elle redevenue ? En 1956 ? Bourguiba lui-même insistait, dans ses discours et ses actes officiels, sur le fait qu’il s’agissait, le 20 mars 1956, de la reconnaissance d’une indépendance formelle qu’il fallait concrétiser. Ce n’était pas une tâche facile.
Certains ont dit que l’indépendance ne fut parachevée qu’en 1964 par la nationalisation des terres coloniales : la Tunisie est revenue aux Tunisiens ; Mais cet acte a été précédé par d’autres non moins importants dont l’évacuation des troupes d’occupation, en deux temps, en 1958 et en 1963.
La date de 1956 est bien à retenir comme date symbolique, mais en ne perdant pas de vue tout l’effort déployé, voire les sacrifices humains consentis (comme à Bizerte en 1961), pour passer du symbole au concret.
Peut-on porter un regard serein sur tout ce qui s’est passé depuis ? Bourguiba, père de l’indépendance et fondateur de l’État républicain, n’est mort qu’en l’an 2000 et les souvenirs sont encore frais. Juger ses actes en matière d’institutions, d’économie, de relations arabes, de relations internationales, exige encore du recul.
En outre, la gouvernance directe de Bourguiba n’a, en vérité duré que de 1956 à 1970. Sa conception du pouvoir, son comportement vis-à-vis du système judiciaire, son traitement de l’armée, ses positions à l’égard de la femme, ses rapports heurtés avec de Gaulle, Nasser, Ben Bella, Kadhafi, son approche de l’avenir de la Palestine, toutes ces questions exigent d’être traitées avec soin avant de faire le bilan de ce que fut réellement ce que l’on a appelé le Bourguibisme. Il est vrai que durant cette gouvernance directe, Bourguiba a délégué, sans l’abandonner totalement, son pouvoir souverain en matière d’économie, d’éducation ou de gestion du parti unique.
Mais après 1970, dix-sept années couvrent une période de pouvoir partagé avec cinq Premiers ministres et une influence grandissante de l’entourage immédiat du chef de l’État en raison de son état de santé. C’est dire qu’il est encore prématuré de dresser un bilan honnête. Les acteurs encore vivants ont un droit légitime à défendre leur gestion. L’historien attendra de disposer de tous les éléments d’appréciation.
Les observations précédentes sont encore pertinentes eu égard à ce que le pays a connu, ensuite, au cours de vingt-trois années sous la présidence de Zine El Abidine Ben Ali. Comment prendre la mesure des changements intervenus ? C’est dans ce cas qu’on aimerait bien pouvoir, comme dans des films de fiction, se projeter dans le futur et voir ce que fut la fin du XXe siècle.
Avec la fin de la présidence de Ben Ali, il est de bon ton de n’en voir que le côté sombre. C’était sans conteste un régime policier où non seulement le ministère de l’Intérieur constituait un État dans l’État, mais même ce département se voyait contourné par des formations sécuritaires indépendantes et ne relevant que du chef de l’État.
La Tunisie a souscrit presqu’à tous les actes internationaux concernant les Droits de l’Homme mais, dans la pratique, ces droits étaient bafoués. De même, ce qui sera le plus reproché à ce régime, c’est l’absence de liberté de l’information et le culte de la personnalité sur le modèle de la Corée du Nord ! Enfin, ce qui alimenta l’exaspération des Tunisiens, c’est la mise en coupe réglée du pays par le Président, son entourage et la famille de sa deuxième épouse ».
*Ceres éditions