Hichem habite une petite localité à la périphérie du Grand Tunis qui comprend un quartier résidentiel, une artère principale et une petite place commerciale appelée village, flanquée, aux deux extrémités d’une banque et d’une grande enseigne de l’agro-alimentaire, venue rafler sa part du marché.
N’ayant pas de gros moyens, Hichem prend ses vacances dans son cadre habituel. Il reste chez lui. Lectures tranquilles et classement de ses livres, au cours duquel il redécouvre avec intérêt des livres qu’il n’a pas lus ou qui méritent une deuxième lecture. Sa femme et ses enfants passent leurs vacances à Kélibia, dans la demeure du beau père et font avec leur mère, en moyenne une fois par semaine, un saut à Tunis. Ce lundi matin, la famille était réunie. Venus, la veille, embrasser le papa, femme et enfants devaient regagner la maison de plage en fin d’après midi.
Hichem, réveillé à 6 heures du matin, se sentait un peu à l’étroit, malgré sa joie de retrouver les siens ; il se garda de faire du bruit pour ne pas réveiller sa femme et, arrivé au salon où il avait ses habitudes, il y trouva son fils endormi sur le canapé. Il ne put, comme à son habitude profiter des premières heures, entre la télé, Internet et ses lectures favorites. Il se fit un café et alla mouiller un peu le jardin, ça faisait longtemps qu’il n’avait pas arrosé. Il profita du plein air pour fumer une cigarette en cachette, sa famille étant farouchement opposée à ce qu’il touche à ce poison. A 8 heures, il sortit sa voiture du garage pour aller faire des courses. Il voulait faire plaisir à tout le monde en préparant une bonne table pour le petit déjeuner.
En retournant à la chambre à coucher pour chercher ses lunettes, il jeta un œil sur sa femme endormie. Le drap était descendu et sa jambe nue était repliée très haut. Il eut tout le loisir de la regarder en long et en large et ce fut très stimulant, mais il n’osa pas la réveiller. Il avait un grand besoin d’affection et se dit qu’il le comblera à son retour. En guise de préliminaires, il ramassa la robe de sa femme, pliée sur une chaise et y plongea voluptueusement son visage.
Arrivé au village, il trouva la pharmacienne en train de lever le store de son officine, accroupie dans une position qui pouvait susciter des envies. Il lui lança sans crier gare vous avez du viagra ? Renonçant à ouvrir son magasin, elle se dépêcha de se redresser sur ses jambes et de rétablir sa robe d’été évasée et quelque peu transparente. Elle le fixa comme on regarde quelqu’un qui se serait permis une mauvaise plaisanterie. Pour se racheter, il se pencha à son tour et, avec assurance, ouvrit le rideau métallique à sa place.
Il sortit de la pharmacie avec le paquet de viagra dans une main et un billet de cinquante dinars dans l’autre. Il expliqua à l’épicier, en face de la pharmacie, qu’il avait besoin de faire la monnaie de 50 dinars pour payer la pharmacienne et en profita pour demander des œufs, des yaourts et une bouteille d’eau minérale. L’épicier, aimable, lui tendit le sachet en le priant de payer plus tard. Il n’avait pas la monnaie de 50 dinars. A peine dans la rue, Hichem prit l’un des trois cachets bleus, le mit dans la bouche et l’avala avec une gorgée d’eau après avoir débouché la bouteille qu’il venait d’acheter. Il valait mieux, s’était-il dit, laisser au petit calisson bleu le temps de faire son effet.
En passant devant le boucher, il se rappela que son jeune fils adore la viande et en profita pour demander quatre entrecôtes pur bœuf. Il arborait un sourire convivial en regardant le boucher préparer méticuleusement la viande; mais l’humeur du boucher n’était pas très bonne. 20,600 dinars lui assena-t-il, après la pesée, sans esquisser le moindre sourire. Point démonté, Hichem lui donna 600 millimes, ajoutant qu’il lui donnera les vingt dinars quand il aura fait la monnaie et provoquant la méfiance du boucher qui lui montra des yeux la pancarte affichée bien en vue derrière la caisse « Si tu fais crédit pour être charmant, tu perds tes amis, tu perds tes clients ! » Hichem, lui expliqua alors, toujours sur un ton jovial, que personne ne peut comprendre son aphorisme et qu’associer les mots charmant et ami au mot crédit ne fera qu’autoriser davantage le client à lui demander des faveurs. A la place, il lui proposa « le crédit, c’est la richesse du pauvre », une phrase qu’il estimait de nature à dissuader le client difficile et qui aurait également l’avantage d’être facilement traduisible en arabe. Il ajouta avec assurance que le Tunisien n’aime pas être traité de pauvre et fera amende honorable en payant comptant. Le boucher, l’air de n’avoir rien compris, lui jeta un regard mauvais mais suffisamment long pour qu’il admette que sa remarque a fait mouche. Il lui accorda le bénéfice du doute et le gratifia même d’un titre inattendu «professeur, vous payerez, quand vous aurez fait la monnaie !»
Devant le bel étal de fruits qui s’offrait à son regard, Hichem oublia qu’il ne lui restait presque rien des 50 dinars et acheta sans hésiter les meilleurs fruits en montrant ostensiblement son billet comme on présente une carte d’exonération. Le marchand, contrarié mais bienveillant, acquiesça.
A la boulangerie, Hichem demanda du pain et une composition de viennoiseries, une dizaine, ajouta-t-il, à l’adresse de la boulangère, choisissez-les à votre guise ! Il tendit le billet au boulanger, boulonné à sa caisse en annonçant qu’il lui doit six dinars et cinq cents millimes. Ah ! 50 dès l’ouverture, c’est de bon augure, mais j’ai pas la monnaie. Hichem fit un geste circulaire de l’index, censé signifier je reviens. Le boulanger ne sembla pas d’accord mais le laissa partir.
Installé derrière le volant, moteur en marche, Hichem n’avait toujours pas changé les 50 dinars contre les petits billets qui lui auraient permis de régler ses dettes ; il regarda dans le rétroviseur et ne vit que le boucher, debout au seuil de son magasin, les mains sur les hanches, impuissant de voir la voiture partir en trombe.
Après l’amour, sa femme le regarda avec insistance et il crut lire dans ses yeux un reproche à l’endroit de sa bien modeste performance, puis elle jeta un regard sur la commode où il a laissé traîner le paquet de viagra, l’air de dire, même avec ça, tu n’arrives pas à être mieux ! Comme d’habitude, lorsqu’il n’assure pas convenablement, il divertit sa femme en recourant à la dérision, et cette fois il trouva la plaisanterie toute prête et lui dit qu’avant elle, il a fait l’amour à la pharmacienne, à l’épicier, au marchand de fruits, et jusqu’au boucher et au boulanger. Il n’a pas osé employer le mot vulgaire reservé, dans son sens figuré, à ce genre d’assaut. Elle connaissait bien son humour, et se contenta de rire de bon cœur. Elle lui dit aussi qu’elle avait besoin d’au moins 50 dinars pour l’essence et pour acheter un écran total et il se félicita d’avoir encore le billet intact. Plus tard, il ira chercher d’autres billets pour payer ses dettes au village.
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