À l’origine étaient les pionniers
Par Khalil Zamiti
Devant ce trop pour une seule famille, ses membres, flattés, supputent une espèce de substance génétique ou de destinée énigmatique. Mais il s’agit, là, d’une thèse erronée, de type essentialiste, car il n’est guère de mystère dans le domaine affecté à la connaissance de l’homme par l’homme. Aucune énigme n’est au principe des prouesses allemandes, israéliennes, japonaises, chinoises ou américaines.
Lorsque Berque visita les Kiboutz, les trois premières interrogées, au hasard, venaient d’Occident avec un bagage scientifique bien conséquent. Alors le savoir agronomique défie la nature quasi désertique sans référent biscornu, raciste et vermoulu à je ne sais quel peuple élu. L’a priori substantialiste exclu, revenons aux Mohicans. Ba Sadok, Hamma et Hammouda Horcheni, trois frères, décédés à des âges avancés voici quelques décennies, perpétuent un lignage originaire d’Arabie. Pour cette raison, à Degache, les voisins de ces grands propriétaires oasiens les perçoivent sous les couleurs d’intrus et de colonisateurs venus d’ailleurs.
De l’agriculture à la haute culture
À travers la succession des générations tout au long de la transformation, l’ancêtre a partie liée avec l’univers agraire et l’héritier foule aux pieds le champ universitaire. La trame va de la pioche au qalame. En outre les pères habitèrent longtemps l’oasis et les fils résident, vite, à Tunis. L’ascension sociale accompagne le déplacement spécial de la marge à la capitale.
Un pécule accumulé par l’exploitation du palmier dattier source le transfert du capital investi dans la ville et son industrie. La ruralité origine la cité à l’échelle de l’anthropologie universelle. À ce titre, la famille étudiée donne à voir le raccourci centenaire de l’itinéraire huit fois millénaire.
Ainsi parlait Çatal Hüyük, cet espace urbanisé de l’antique terroir turc. De ce constat primordial découle une foule de remarques banales. Une guerre affame d’abord le citadin mais le paysan parvient toujours à grignoter ses navets. Sous les bombes larguées sur les cibles sélectionnées, il y a moins de pénurie aux abords d’un puits.
Mais il s’agirait maintenait d’examiner les performances à répétition mentionnées auparavant après avoir jeté aux orties les interprétations narcissiques et timorées. D’une part, l’ample assise financière des parents favorise l’éducation optimale des enfants dans les meilleures écoles étrangères ou locales du moment. Toutefois cette première approximation ne suffit pas.
Car, sur une longue durée parcourue par l’ancienne société, où les rapports de production étaient encastrés dans les relations de parenté, le fils perpétue l’activité agraire du père fut-il désargenté ou fortuné.
La seconde génération fonça, tête baissée, dans l’appropriation de la haute culture au moment où le socle social basculait vers la modernité. À leur intersection, deux axes, l’un porteur d’opulence et l’autre impulsé par l’aspiration à l’émancipation au temps des luttes pour l’indépendance observées chez des familles, telle celle des Horchani.
Que serait la Tunisie sans la voie de Bourguiba et sa voix ?
Plusieurs médiateurs, jadis hostiles au style despotique du “combattant suprême ”, portent maintenant l’accent sur son apport attaqué par les théocrates. Pour s’en étonner, il faut pactiser avec la rigidité, car le discours dépend du lieu d’où il se dit. Si le grain ne meure pas, la Tunisie demeure impensable sans Bourguiba, mais elle restera tout à fait concevable sans Ben Ali, Ghannouchi et sa Troïka. À la différence de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Libye ou du Nigéria, la Tunisie redresse la barre après la dérive de la “ réislamisation” à coups de bâton. Cependant, gagner une ou deux batailles n’est pas reporter la guerre, et à l’orée des élections, les rapports de force continuent à tarauder le sens du suspense. Conscient de la difficulté opposée par les enturbannés (Ashâb el-‘amâyem) Bourguiba disait : « Edwâm yonqob erkhâm ». Il comptait sur la persévérance et misait sur la jeune éduquée pour trouer le marbre le plus dur à transpercer. Dans la bouche du visionnaire au regard d’aigle et à la mâchoire de lion, la métaphore vaut son pesant d’or. Une ultime conclusion tentera de peaufiner le profil décrit chez les Horchani. Entre les deux générations analysées, l’ambivalence des représentations réciproques infiltre un certain mi-figue mi-raisin. Par leur emploi systématique de khammès, les guépards finirent par acquérir des grands seigneurs paternalistes, bourrus, têtus, peu loquaces et volontiers moqueurs. Les mères des pionniers ont un mot pour le dire : « Les gens élèvent les mules ; moi je les enfante » ( nouledhom oulâda ). Imbus de leur distinction, tous les membres du clan donnent un sens précis à l’appellation Horchani. Elle signifie hor échène (libre disposition de soi par soi). La génération des anciens ressent de la fierté pour le prestige apporté au lignage par les rejetons cultivés, mais elle dégaine contre eux la plus redoutable des bottes secrètes, même si, noblesse oblige, l’attaque demeure bien discrète.
Haro sur « les domestiques de l’État »
Fut-il ministre, le fonctionnaire haut perché restera « le domestique de l’État « ( khdim eddawla). Car, sans terre, la personne de qualité n’existe guère. Telle fit aussi la règle de la représentation populaire en Angleterre. Un lord défend d’autant mieux son pays qu’il tient à son domaine chéri. La seconde génération valorise la première pour sa fortune, mais elle voit d’un mauvais œil son allure quelque peu dépourvue de haute culture. L’ambiguïté imprègne le moment où un monde social n’en finit pas de finir, quand l’autre n’en finit pas d’advenir. Les vieilles catégories de pensé continuent à sévir. Dans une grande surface, fréquentée depuis deux décennies, les caissières les plus jolies me disent à maintes reprises : « Pour un oui, pour un non, des clients élèvent la voix et parlent comme si nous étions leurs domestiques ». (« manich khdimet dar bouh el kalb ! »). Pour clôturer de manière arbitraire ce tableau inachevé, il faudrait au moins signaler la branche pauvre de la famille et ses ratés. Le champ de l’investigation outrepasse toujours la prétention à l’exhaustivité, l’Arlésienne du métier, les choses débrochent les mots, tant le signifié nargue le signifiant. Et que dire, enfin, du tremplin offert par les guépards à leurs bambins parmi lesquels figure Kamel, un pharmacien ? Eu égard à l’inégale distribution des chances dès la naissance, aucune population ne plane au dessus de tout soupçon, avec ou sans discrimination positive ou procédure de compensation sélective. Il n’est d’économie que politique, et Aristote justifiait l’esclavage au siècle de Périclès où prospérait la démocratie la plus avancée.
Kh. Z.