Historique, malgré tout

Spontanément, sans aucun effort, la mémoire fait, parfois, un saut en arrière dans le temps. Un saut de dix ans. Cela nous a ramenés vers les images des jours sombres des hommes de Ben Ali traînés devant les tribunaux. Des images qui se sont superposées à celles des dirigeants d’Ennahdha prenant le chemin des interrogatoires. Le chemin de la Justice. A la différence que la foule qui s’est rassemblée devant les locaux de la caserne de Bouchoucha, abritant l’Unité nationale de recherches dans les crimes terroristes et le crime organisé, était moins dense que celle de 2011 pour accueillir Rached Ghannouchi avec des slogans anti-putsch, anti-Kaïs Saïed. 
Pour les inconsolables ex-députés suspendus par décret présidentiel le 25 juillet 2021, toute accusation, tout démêlé avec la justice touchant l’un des leaders d’Ennahdha est pure machination de Kaïs Saïed qui utilise la justice pour se débarrasser de ses opposants. Pourtant, les affaires se succèdent depuis quelques semaines après de longs mois d’enquêtes. L’affaire de l’envoi des Tunisiens pour combattre en Syrie ne date pas d’aujourd’hui, elle fait suite à une plainte déposée en février 2022 par une ancienne députée de Nidaa Tounes, Fatma Mseddi. 
Avant cette méga-affaire du « Tasfir », il y eut les dossiers relatifs aux assassinats politiques de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, celui de l’appareil sécuritaire d’Ennahdha et de son système financier secret. Des affaires complexes qui ont fait l’objet de toutes les rumeurs et supputations depuis plusieurs années mais toujours reniées par les dirigeants d’Ennahdha. Aucune des accusations dont celles lancées en public avec force détails et preuves par la présidente du PDL, Abir Moussi au sein même de l’Assemblée des représentants du peuple n’a été prise au sérieux par les institutions judiciaires et n’a déclenché l’ouverture d’un enquête par l’instruction publique. C’est l’omerta autour de tout ce qui touche de près ou de loin Ennahdha et ses faucons. Pourtant, leurs déclarations, leurs vidéos fuitées, leurs prêches dans les mosquées témoignent contre eux et les accablent. Les choses semblent prendre une autre direction par les temps qui courent.
Aujourd’hui, est venue l’heure de la reddition des comptes. Le président d’Ennahdha, Rached Ghannouchi, et son vice-président Ali Larayedh, ont été entendus concernant l’affaire de l’envoi de jeunes Tunisiens radicalisés et embrigadés dans les zones de conflits en Syrie (surtout) et en Irak. Il n’y a plus d’intouchable.
Désormais, la machine judiciaire est en marche et il faut souhaiter qu’aucun grain ne vienne la gripper. Il y va de la réputation de la Tunisie, de sa crédibilité, de sa place dans le concert des nations, dès lors que les yeux du monde sont braqués sur elle pour connaître le dénouement de quelques-unes des plus grosses affaires de terrorisme dans le monde et le déroulement du ou des procès les plus importants qu’aucun pays arabe n’a pu ou osé préparer et monter. 
Ce qui se passe est historique. Des dizaines de pays arabes et occidentaux sont impliqués dans l’envoi de jeunes pour combattre en Syrie, comme aujourd’hui en Ukraine. La faute des dirigeants qui gouvernaient alors en Tunisie – les trois partis de la Troïka (Ennahdha, CPR de Mohamed Marzouki et Ettakatol de Mustapha Ben Jaâfar) –  est d’avoir menti aux Tunisiens, sous la barbe, le hijab et le jelbab de la religion, volé leurs enfants et leurs espoirs et d’avoir impliqué la Tunisie, ce pays à la neutralité légendaire, dans le terrorisme international, le terrorisme d’Etat, pour en faire le plus grand exportateur de terroristes vers un pays arabe frère, la Syrie.  La responsabilité politique de ces gouvernants est incontestable et c’est une honte pour chaque Tunisien. La responsabilité pénale, c’est la justice qui la déterminera et il faut souhaiter qu’en cas d’inculpation, les responsabilités seront clairement définies et les sanctions justes et bien méritées.
Le déroulement de ces affaires et leurs dénouements sont importants pour l’avenir. Si la Tunisie réussit à régler ses comptes avec le terrorisme, elle lavera son honneur, celui des martyrs nationaux et étrangers, vengera les familles des victimes et réhabilitera sa réputation de pays moderne, laïc, où il fait bon vivre et où l’accueil de l’étranger est bienveillant. Les Tunisiens pourront de nouveau fouler le sol des aéroports internationaux la tête haute. Mais, attention ! Le danger n’est pas encore définitivement écarté et il faut bien craindre que « quelque chose » de fâcheux se passe au cas où la culpabilité des dirigeants d’Ennahdha serait reconnue.
L’instruction publique dans les affaires de terrorisme a 15 jours de délai avant de se prononcer sur l’inculpation ou non des personnes interrogées. Si le statut pénal est constaté, l’instruction passera au juge d’instruction. Tout dit que ce dossier est lourd et complexe dans la mesure où il a une dimension internationale qui dépasse nos frontières et qu’il implique des personnes de divers horizons dont des personnalités politiques, de hauts cadres sécuritaires, des imams, des hommes d’affaires et surtout des dirigeants de premier rang du mouvement Ennahdha qui ont été intouchables pendant plusieurs années et qui, aujourd’hui, sont descendus de leur piédestal. Il faut espérer que la justice fasse toute la lumière sur l’ensemble des affaires liées au terrorisme pour que les Tunisiens se réconcilient entre eux et que la Tunisie se tourne enfin vers son futur.
Il faut croire que cela est possible. 
Mais il n’y a pas que cela. D’autres problèmes restent à résoudre.
Si l’accord avec le FMI pour un prêt d’environ 4 milliards de dollars semble imminent, voire « dans quelques semaines », en référence à Marouane Abassi, Gouverneur de la Banque centrale, et que cela peut ouvrir d’autres mannes – on parle déjà de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et qui sait encore… sans oublier le Japon qui l’a déclaré ouvertement au cours de la TICAD 8 (« pas d’investissements sans le FMI ») – la situation économique du pays reste plus qu’inquiétante. Et ce n’est pas mieux au plan social. A cela s’ajoute une crise politique qui ne cesse de s’amplifier.
La publication de la nouvelle loi électorale censée ouvrir une nouvelle page dans l’histoire du pays, n’a pas été bien accueillie et a rajouté une tranche. Certaines de ces dispositions ont provoqué émotions et frustrations. Le texte pose plus de problèmes qu’il n’en résout. Instauré dans la droite ligne des initiatives de Kaïs Saïed visant à affaiblir l’influence des partis politiques, le nouveau régime électoral —institué par un décret-loi présidentiel en l’absence du Parlement suspendu depuis juillet 2021– substitue le scrutin majoritaire uninominal à deux tours au scrutin de liste (représentation proportionnelle) en vigueur sous le système à dominante parlementaire (2011-2021) démantelé par le chef de l’Etat durant l’année écoulée. 
Une vague de rejets et de dénonciations de cette loi a été enregistrée par un nombre non négligeable de partis politiques qui se complaisent dans une position négative sans présenter de réelles alternatives. Et eux aussi, ils font dans l’exclusion, ce qu’ils reprochent exactement à Kaïs Saïed. Pour ce dernier, « il n’y aura aucune exclusion ! Tout le monde a le droit de se présenter aux prochaines élections s’il répond à des critères objectifs. Maintenant, tout le monde est libre et ceux qui veulent boycotter n’ont qu’à le faire. Les élections restent libres et ne sont soumises à aucune contrainte ».
Pas de changement de cap donc, les élections législatives anticipées sont à nos portes, et ceux qui le veulent ont la possibilité d’y concourir individuellement et de s’opposer à Kaïs Saïed au Parlement, sauf que la plupart des partis refusent d’y participer, démontrant que leur unique projet est de saborder toute initiative du président de la République qui, de son côté, s’obstine à mettre tout le monde devant le fait accompli en continuant à agir de manière unilatérale sans consulter qui que ce soit et en imposant sa vision des choses. 
 Continuer à adopter une attitude négative s’inscrirait dans le sens contraire de tout processus démocratique et serait, de la part de ces partis, pur amateurisme politique dont la Tunisie se passerait bien volontiers. 

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