Diplomate chevronné, homme politique et président de l’Institut François Mitterrand depuis 2003, Hubert Védrine avait occupé le poste de ministre des Affaires étrangères sous le gouvernement Jospin de 1997 à 2002. Invité d’honneur à la XVIIIe session du Forum international de Réalités, M. Védrine, dont les réflexions sur de nombreuses questions de grande actualité sont suivies avec intérêt, parle à Réalités du processus démocratique de la Tunisie, du péril terroriste, des répercussions du chaos qui sévit en Libye et des drames de l’immigration clandestine en Méditerranée. Interview
Vous avez déclaré récemment que les terroristes ne peuvent pas gagner. Pour lutter contre ce fléau, vous suggérez d’assécher le vivier dans lequel puisent les recruteurs du terrorisme fanatique. Concrètement, que peut faire un pays comme la Tunisie, pour venir à bout de cette hydre ?
quand je dis que les terroristes ne peuvent pas gagner, en fait je parle de la France et de l’Europe. Ils ne peuvent gagner, parce qu’on ne renverse pas une démocratie. Quand je parle d’assèchement de vivier, je veux dire par là, qu’en France, pendant longtemps on a refusé de voir la dimension islamiste. Pour des raisons de mauvaise conscience, d’inculture aussi, les gens disent que ce n’est pas à cause du social, mais à cause de l’Islam. Il faut saisir le fait qu’on est en conflit ouvert avec l’islamisme, non avec l’islam.
Vivier, veut dire que chaque pays doit faire en sorte que les assassins, les recruteurs ne trouvent pas de recrues. Après, chaque pays peut se concentrer sur ses problèmes sociaux, éducatifs, culturels. Ce qui se passe en Tunisie est remarquable et regardé partout dans le monde. On voit une aspiration démocratique vraie des Tunisiens.
Le 18 mars dernier, la Tunisie a été frappée au cœur par un attentat terroriste sanglant. En plus de l’aspect sécuritaire, qu’est ce qu’il faut entreprendre pour extirper les racines profondes qui nourrissent ces groupes terroristes?
C’est un travail de longue haleine. Malheureusement, il faut comprendre que les islamistes violents cherchent les points faibles dans chaque pays pour faire éclater les contradictions et les problèmes. En Tunisie, c’est le tourisme qui a été visé, c’est à la fois horrible et ignoble, mais pas surprenant. A mon avis, il faut que l’immense majorité des musulmans dans le monde sunnite, qui reprouvent ces actes épouvantables, s’organisent, s’expriment, aient le courage de sortir du silence. Pendant longtemps, ils ne l’ont pas fait, parce qu’on a eu peur de l’amalgame. Si on dit que ça nous concerne on aura l’impression qu’il y a un lien. A ce moment c’est le silence qui entretient l’amalgame. Le jour où il y aura des centaines de milliers de musulmans sunnites qui disent que c’est intolérable, je pense que l’islamisme aura commencé à perdre, pour de vrai. Après, chaque pays doit se protéger le mieux possible, neutraliser les menaces et assécher le vivier. Il faut bien combiner le long terme et le court terme et le champ global et pays par pays.
Ne croyez-vous pas que l’obstination de l’Occident à vouloir changer les régimes en Libye, en Syrie et en Irak a été une grave erreur et a servi d’accélérateur de la propagation de ce péril ?
Je pense que les cas sont différents et que l’on ne peut pas mettre dans le même sac toutes les interventions. C’est vrai qu’en Occident, par réalisme et pragmatisme, l’Occident a travaillé avec des régimes despotiques qu’il n’a pas mis en place. A cause de la philosophie des Droits de l’Homme et de la philosophie interventionniste, un contre débat a soutenu l’idée d’arrêter de soutenir ces régimes. Ce n’est pas à cause de ça que les régimes sont tombés. Ce n’est pas à cause de ce débat en France que le régime de Ben Ali est tombé, ni celui de Moubarak en Egypte. Le seul cas compliqué, a été la guerre civile en Libye. L’insurrection à Benghazi avait fait planer une menace de massacre, vrai. La Ligue des Etats arabes a demandé une intervention, la Chine et la Russie n’ont pas osé mettre leur véto au Conseil de sécurité de l’ONU et la résolution a été votée pour empêcher des massacres. L’idéal serait de dire on intervient au début pour casser les chars et les colonnes blindées pour s’arrêter ensuite et discuter. Sauf que jamais Kadhafi n’était prêt à accepter la moindre discussion sur rien. Il était difficile de ne rien faire. Il n’empêche que le chaos actuel est terrible et dangereux et qu’il faut tout faire pour stabiliser la Libye pour des raisons internes à ce pays et, d’autres inhérentes à la sécurité dans la région.
Vous venez de déclarer qu’il faut parfois, entre deux maux, choisir le moindre ; appelant à « l’ouverture des ambassades européennes à Damas ». N’est-ce pas trop tard ? Le mal n’est-il pas déjà fait ?
J’ai toujours plaidé pour le réalisme, la realpolitik que je la trouve moins dangereuse que l’« irrealpolitik ». C’est une position constante qui n’a aucun rapport avec la Libye. Dans le cas de la Syrie, je pense que c’est une erreur d’avoir fermé certaines ambassades, tous les pays de l’Europe ne l’ont pas fait d’ailleurs. Avoir une ambassade ne veut pas dire qu’on approuve le régime et sa politique. C’est un système qui a été inventé depuis plusieurs siècles pour avoir un lieu, même si on est en désaccord aiguë. C’est une erreur, une concession inutile à la pression médiatique. Maintenant que c’est fait, je reconnais que c’est compliqué de rouvrir maintenant, sauf si les pays européens disaient que nous ne renonçons pas à nos objectifs. La priorité d’aujourd’hui étant de combattre Daech. Je ne dirai pas qu’il faut parler à Assad, d’ailleurs ça ne sert à rien de le faire. Nous avons simplement besoin d’avoir des ambassades ouvertes pour un minimum de travail diplomatique.
La crise en Ukraine, a révélé une Europe qui hésite entre ses intérêts économiques et ses priorités stratégiques : l’Europe doit-elle rester toujours en situation de choisir entre Washington et Moscou ?
La situation ne se présente pas exactement comme ça. Chaque pays hésite entre les intérêts stratégiques, les intérêts économiques et la pression de l’opinion sur les gouvernements. En plus, les Européens n’ont pas de politique étrangère, ils ont des références communes, ils sont pour la démocratie, la paix, le développement des Droits de l’Homme, mais dès qu’ un problème compliqué, comme la Palestine ou l’Ukraine, se pose il y a au moins trois camps, les pour, les contre et ceux qui ne veulent pas choisir. Les réalités européennes sont ainsi dessinées. La question n’est pas tant de faire un choix entre Moscou ou Washington, parce que personne en Europe n’a envie de choisir Moscou. Cette dernière n’a plus de force d’attraction, puis on n’est plus à l’époque où il y a l’Union soviétique stalinienne et des partis communistes énormes en France et en Italie. A mon avis, personne ne défend les choix de Moscou. Il existe simplement une divergence de lignes. Les Occidentaux ont commis de nombreuses erreurs pendant les vingt dernières années. Pour sortir de la crise, je crois qu’il faut soutenir ce qui a été tenté par Mme Merkel et François Hollande.
Quelle explication vous pouvez donner à la montée de la droite radicale en Europe : Grande Bretagne, Allemagne, Grèce, France, pays nordiques. La crise économique et sociale explique-t-elle tout ?
Non, la crise n’explique pas tout. Il existe des explications différentes d’un pays à l’autre. En général, les Européens ont une vision très optimiste du monde après la fin de l’Union soviétique. Le monde ne forme pas encore une communauté, il est devenu une sorte de terrain de lutte. Ils sont épouvantés par le monde tel qu’il est parce qu’il est tellement différent de leurs espérances. Beaucoup d’Européens considèrent que les gouvernements ne contrôlent rien en fait, ils ne contrôlent pas la crise économique, les flux financiers, l’immigration. Une partie de l’opinion panique, peut-être. Autrefois, ils auraient rejoint le parti communiste, parce que sociologiquement ce sont les mêmes gens, des gens perdus. Aujourd’hui, ils ne peuvent pas rejoindre le parti communiste, parce que le communisme est frappé à mort par l’aventure soviétique et la chute du modèle de l’URSS.
Les gens pommés, désespérés qui croient un peu à la politique vont à des partis de droite extrémiste pour exprimer leur fureur. Quand ils sont désespérés, ils ne votent plus. Un électeur d’extrême droite c’est quelqu’un qui croit encore à la politique, il croit encore utile de faire scandale. Ils ont un programme qui est absurde, inapplicable, qui n’a aucun sens, mais les gens expriment de la fureur. Ce phénomène n’a rien à voir avec les années trente, c’est complètement idiot de parler de fascisme. C’est un problème sérieux, embêtant, perturbant mais je crois que c’est une paresse d’esprit.
Depuis l’effritement de l’URSS, le monde est devenu difficile à définir. Avec toutes les évolutions enregistrées. Où va le monde pour vous?
C’est difficile de résumer. C’est une compétition permanente de forces multiples. Il y a évidemment les pays et les Etats avec des changements dans la hiérarchie. Les Etats unis ne sont plus tout à fait l’hyperpuissance des années 90, mais ils restent le pays numéro un. La Chine compte énormément, mais n’a pas envie d’endosser les problèmes du monde. La plupart des pays émergents, qui avaient des perspectives économiques, commencent à connaitre des problèmes et ne possèdent pas d’ambition générale. Il faut se résigner, le monde c’est comme un terrain de sport, il y a toutes les équipes qui entrent en même temps sur le terrain, mais il n’y a plus d’arbitre. Il faut imaginer un terrain de football où il n’y a pas deux équipes, l’Est et l’Ouest, mais des dizaines d’équipes, plus des pays qui comptent pour du beurre qui sont dans les gradins et on ne sait plus où sont les arbitres. C’est ça le monde d’aujourd’hui, par certains côtés, c’est inquiétant, de l’autre, ce n’est pas tant que ça. En effet, nous assistons à une compétition qui est essentiellement économique, technologique, ce n’est pas une compétition armée comme on l’avait vu au 20e siècle. Il ne faut pas croire, non plus, que le désordre va créer le chaos et que le chaos va créer la guerre. Tout cela semble exagéré, mais c’est simplement angoissant. Il faut se résigner à l’idée qui consiste à savoir gérer nos intérêts vitaux dans ce monde-là.
Si vous avez à avancer un jugement sur le processus de transition démocratique de la Tunisie, quels sont pour vous les pièges à éviter pour que cette construction ne se fissure pas très vite ?
J’ai toujours évité de donner des leçons. Je trouve que du côté occidental, il y a une prétention, une arrogance ridicule, parce qu’en plus, on ne possède pas de solution miracle. Ce que vous avez eu à gérer depuis la chute de Ben Ali, c’est original. Les Européens n’ont pas connu ce genre de situations et pour cette raison, ils n’ont pas de solutions toutes faites. Je dis, que ce qui se passe en Tunisie à une importance énorme. Le fait que le peuple a démontré qu’il pouvait renverser un pouvoir dont il ne voulait plus, c’est considérable. Ensuite, l’Etat tunisien a tenu bon, on peut le critiquer, mais il a tenu. Après, il y a eu des élections qui ont fait gagner les islamistes dans un premier temps, ce qui montre l’honnêteté du parcours démocratique. Confrontés à des difficultés énormes, parce qu’ils n’avaient jamais pensé que ça pouvait arriver, ils ont accepté des élections. C’est considérable. Ils ont perdu les élections, accepté de partir, ce n’est pas peu. Chacun de ces épisodes récents à une portée plus grande que la simple Tunisie. Si on regarde la situation dans certains pays arabes, on remarque quelque chose d’extraordinaire dans ce qui s’est passé en Tunisie. Maintenant il y a des défis énormes sur le plan politique et économique, la façon de les résoudre aura une influence sur les autres pays arabes confrontés aux mêmes problèmes. Ça dépasse beaucoup la Tunisie, c’est un énorme enjeu. Sans avoir un jugement à porter, je suis très impressionné par la maturité démocratique des Tunisiens, même si je remarque l’existence d’énormes impatiences.
L’Europe, notre premier partenaire, ne semble pas s’empresser pour venir au secours de la Tunisie comme il l’a fait avec l’Europe centrale et, à un certain temps, avec l’Espagne et le Portugal ?
La Tunisie n’a pas besoin d’aide, elle n’est pas en train de couler. Elle a besoin, par contre, de partenaires solides et sérieux. Dans les pays de l’Europe centrale, la situation était différente. Avant le communisme, les différents pays avaient connu des systèmes assez démocratiques et avaient connu un développement industriel assez moderne. D’autre part, ils avaient vocation d’entrer dans l’Union européenne. Au Maghreb, il faut inventer plus, dans le cas de la Tunisie, il faut faire de même. Je crois que l’Europe est de plus en plus consciente, notamment la France, de l’importance de ce qui se passe en Tunisie. C’est encore plus ressenti avec le chaos libyen. Je pense que l’Europe, sur le plan privé et public, serait prête à faire plus, mais elle ne sait pas exactement quoi faire. C’est aux responsables tunisiens de bien exprimer leurs besoins et les domaines de partenariat possibles. A ce niveau, il y a un besoin impérieux de réformes pour rebâtir l’économie et la rendre plus compétitive.
Sur ce plan, je peux dire, même si 80% de ses échanges se font avec l’Europe, la Tunisie doit s’inscrire dans un monde global et savoir jouer d’autres cartes.
Ensuite, il faut que les Tunisiens, qui ont su gérer cette transition et se sont dotés d’une constitution, soient capables de se mettre d’accord sur le genre de Tunisie qu’ils veulent dans vingt ans. Là, les Européens et les Français seraient plus à l’aise pour les accompagner.
Face aux drames de l’immigration clandestine survenus en Méditerranée ces derniers jours, l’Europe, en privilégiant sa sécurité, ne s’est-elle, encore une fois, trompée de stratégie ?
On ne peut pas dire ça. Ce que l’Europe a donné au développement notamment à l’Afrique depuis les indépendances, est équivalent à plusieurs plans Marshall. Il y a aussi une responsabilité des pays africains qui ont gaspillé cette aide et n’ont pas su l’utiliser pour fabriquer une économie moderne. Cette situation n’est pas éternelle. Aujourd’hui, Il y a un vrai potentiel en Afrique, de nombreux pays commencent à décoller et une classe moyenne commence à se développer. Nous vivons dans une phase aiguë, mais dans dix ans pour la plupart des Africains, ça n’aura aucun sens d’aller en Europe.
Pour l’immigration, je dirai qu’il y a une responsabilité des pays de départ, il y a des pays qui sont en guerre, mais ce qui se passe n’est pas la faute de l’Europe. Puis, il y a des pays de transit qui ont un problème compliqué à gérer, doivent-ils empêcher les gens à passer comme le faisait Kadhafi, ou les laissent-ils passer ? Dans les deux cas, ce n’est pas évident. C’est insupportable de voir des gens qui se noient toutes les nuits. Encore une fois, ce n’est pas la responsabilité de l’Europe, c’est celle des gens qui obligent les populations de partir. C’est quand même monstrueux que des gens en Libye retapent des vieux navires qui ne peuvent flotter pour envoyer des personnes à la mort. Du coup, l’Europe se trouve devant des choix en bout de circuit très compliqués. La question qui se pose actuellement est-ce que l’Europe ne doit faire que de l’humanitaire et sauver toutes les personnes qui se noient ou doit-elle essayer de contrôler les accès ? Je pense qu’il faut résister à l’idée de désigner l’Europe, qui est juste le point d’arrivée.