Par Khaoula Dardour*
L’intelligence artificielle (IA) s’impose comme une révolution technologique mondiale, transformant profondément les secteurs économiques et les compétences.
En Tunisie, cette évolution touche des domaines cruciaux comme la santé, l’agriculture et les services financiers. Pour maximiser les bénéfices de l’IA, il est crucial d’explorer son impact sur l’évolution des compétences, en particulier chez les ingénieurs tunisiens.
Les ingénieurs tunisiens : un atout stratégique pour l’IA
La Tunisie bénéficie d’un capital humain de qualité, notamment dans le domaine de l’ingénierie. Le pays forme chaque année plus de 40 000 ingénieurs, plaçant la Tunisie parmi les pays africains les plus productifs en matière de formation d’ingénieurs, selon le ministère tunisien de l’Enseignement supérieur. Des institutions comme l’École supérieure des communications de Tunis (Supcom), l’École nationale des sciences de l’informatique (ENSI) et l’École nationale d’ingénieurs de Tunis (ENIT) préparent des ingénieurs avec des cursus incluant l’intelligence artificielle, le big data et la science des données. Ces diplômés jouent un rôle clé dans le développement de l’IA en Tunisie.
Les ingénieurs tunisiens sont reconnus pour leur capacité à innover et à résoudre des problèmes complexes, et ces compétences sont de plus en plus sollicitées par les entreprises locales et les startups intégrant l’IA pour améliorer leurs processus et produits. Par exemple, la startup tunisienne InstaDeep spécialisée dans le développement de solutions d’intelligence artificielle avancées, notamment en deep reinforcement learning, pour optimiser la prise de décision dans divers secteurs comme la santé, la logistique et la finance.
Un moteur de transformation
La Tunisie a fait de l’intelligence artificielle un secteur stratégique pour son développement économique. Le pays a lancé des initiatives, comme la Stratégie nationale pour l’économie numérique, afin d’intégrer les technologies numériques et de soutenir l’entrepreneuriat technologique. Selon un rapport de la Banque mondiale, le gouvernement tunisien a annoncé un plan de 2,5 milliards de dinars pour développer le numérique, avec un focus particulier sur l’IA.
Le secteur de la santé profite de l’IA avec des projets comme e-Tunisia et Sifem, qui automatisent le diagnostic médical et optimisent les traitements. De même, l’agriculture se transforme grâce à l’introduction de technologies de précision permettant d’améliorer la gestion des ressources et la productivité.
Un impératif pour s’adapter aux nouvelles exigences
L’IA modifie les compétences requises sur le marché du travail où les métiers manuels et répétitifs sont de plus en plus automatisés. Les compétences en programmation, en analyse de données et en apprentissage automatique deviennent essentielles. Cependant, un écart persiste entre l’offre de compétences actuelles et les besoins du marché. Une étude réalisée par le Centre des technologies de l’information et de la communication (CTIC) a révélé que 56 % des entreprises tunisiennes peinent à trouver des candidats qualifiés en IA et en data science.
Il y a un an, apprendre l’IA était une recommandation stratégique pour anticiper l’évolution des marchés. Aujourd’hui, il est devenu risqué de ne pas se former à cette technologie révolutionnaire. Comme l’a récemment averti Mark Zuckerberg, l’IA pourrait remplacer les développeurs de niveau intermédiaire, tandis que Sam Altman anticipe un bouleversement massif dans la nature du travail cognitif, le rendant encore plus crucial que le travail physique.
Pour s’adapter, il est essentiel d’apprendre l’IA, de se concentrer sur des cas d’usage réels et d’explorer les opportunités qu’elle offre. Les ressources nécessaires sont désormais accessibles en quelques clics.
Des initiatives comme Go My Code combinent formations théoriques et pratiques en IA, data science et machine learning, préparant ainsi les jeunes professionnels au marché du travail. L’association TAIS (Tunisian Artificial Intelligence Society) organise des événements clés comme des Masterclasses, des webinaires interactifs et l’AI Summer School, offrant des formations intensives. TAIS soutient aussi des initiatives comme Women in Data Science Tunisia, visant à promouvoir la diversité dans les sciences des données.
Ces événements permettent aux jeunes professionnels de se former aux technologies émergentes tout en facilitant les échanges entre experts et entreprises.
D’autres programmes de mentorat et d’accompagnement à l’entrepreneuriat technologique émergent également dans des hubs d’innovation comme El Ghazala Technopark, Novation City Sousse et le Centre de recherche en numérique de Sfax (CRNS), favorisant ainsi la montée en compétences des jeunes et créant un environnement propice à l’innovation dans l’IA.
Les défis à surmonter
Malgré les progrès réalisés, plusieurs défis persistent dans le développement de l’IA en Tunisie. Le principal obstacle reste le manque d’investissements en R&D, qui ne représente que 1 % du PIB en 2024, bien inférieur à la moyenne internationale, comme l’a souligné un rapport de la Banque mondiale. Les infrastructures technologiques et la connectivité Internet doivent également être renforcées pour soutenir l’innovation numérique. Enfin, la mise en place d’un cadre réglementaire adapté à l’IA est indispensable pour garantir la protection des données personnelles et l’éthique de l’IA, afin de prévenir les risques liés à la vie privée et à la sécurité.
Un autre défi majeur est le manque d’équité dans la répartition géographique des initiatives et des opportunités liées à l’IA. Actuellement, la majorité des événements, incubateurs et programmes de formation, est concentrée dans les grandes villes comme Tunis, Sousse et Sfax, excluant ainsi une partie importante de la population, notamment dans les régions intérieures. Cette disparité freine l’émergence de talents et d’innovations en dehors des pôles économiques majeurs.
Pour garantir un développement inclusif, il est essentiel de mettre en place des incubateurs, des événements et des initiatives dans toutes les régions de la Tunisie, afin de permettre à chaque citoyen de contribuer à cette transformation technologique. Par exemple, des centres de formation en IA ou des espaces de coworking équipés pourraient être établis dans des régions comme Kairouan, Gabès ou Le Kef.
Une stratégie nationale pour intégrer l’IA dans le développement économique
Pour maximiser les bénéfices de l’IA, la Tunisie doit élaborer une stratégie nationale cohérente. Cela inclut la réforme du système éducatif pour intégrer des formations spécifiques à l’IA dès le primaire, ainsi que le renforcement des formations universitaires avec des modules pratiques et des stages en entreprise. Le pays doit également continuer à investir dans ses infrastructures, notamment en améliorant l’accès à Internet haut débit et en développant davantage les centres de données.
En parallèle, il est crucial de décentraliser les initiatives technologiques en favorisant la création de hubs d’innovation et d’incubateurs dans toutes les régions, notamment les zones rurales et les villes de taille moyenne. Ces efforts permettraient d’exploiter pleinement le potentiel des talents locaux et de réduire les disparités territoriales.
Bien que la 5G soit déjà en déploiement, il est crucial de l’accompagner d’un soutien accru à l’entrepreneuriat technologique, d’incitations fiscales et de régulations claires pour encourager l’investissement dans la R&D en IA et faciliter les collaborations internationales.
Un avenir prometteur pour la Tunisie et ses ingénieurs
L’IA offre une occasion unique pour la Tunisie de stimuler son développement économique et de moderniser son industrie. En misant sur la qualité de sa formation et l’innovation locale, le pays peut combler son déficit de compétences et devenir un acteur clé de l’IA en Afrique et dans le monde arabe.
La Tunisie dispose d’un potentiel considérable, notamment grâce à ses ingénieurs bien formés qui, une fois soutenus par des infrastructures et des financements adéquats, pourront être à la pointe de cette révolution technologique. Pour cela, le pays doit continuer à cultiver l’innovation, investir dans la R&D, renforcer la formation continue et créer un environnement propice à l’entrepreneuriat technologique.
Avec une vision claire et des actions concertées, la Tunisie pourrait non seulement combler son écart de compétences en IA, mais également devenir un leader régional dans ce domaine stratégique pour l’avenir.
*AI Solutions Change Manager & UNICEF Alsace Secretary General