«L’innovation ne cesse d’évoluer, portée par un pouvoir combinatoire infini qui lui confère une capacité inédite de réinvention permanente» (Boullier, 2016).
Par Souhir Lahiani
Comme le souligne Boullier, la technologie se distingue par son caractère évolutif et son impact transformateur sur l’innovation. Elle ne se limite pas à une simple avancée ponctuelle, mais demeure en perpétuelle mutation, s’adaptant aux nouveaux contextes, aux progrès technologiques et aux usages émergents. L’expression « pouvoir combinatoire infini » met en avant la capacité de l’innovation à intégrer et recombiner divers éléments, disciplines et savoirs pour générer des solutions inédites. Cette approche s’inscrit dans la théorie des systèmes complexes, où l’interaction entre différentes composantes produit des résultats imprévisibles et en constante évolution. Boullier insiste sur la notion de « réinvention permanente et inédite« , signifiant que l’innovation ne se contente pas d’améliorer l’existant, mais engendre de nouvelles configurations et paradigmes, parfois inattendus. Ce processus est amplifié par les technologies numériques, l’intelligence artificielle et l’évolution des usages sociaux, favorisant ainsi une dynamique d’innovation continue.
En effet, l’intelligence artificielle a connu des avancées surprenantes, notamment grâce à l’essor de l’IA générative, capable de produire de manière autonome des textes, des images et divers contenus. Parmi les modèles les plus emblématiques figure ChatGPT, développé par l’entreprise américaine OpenAI. Cependant, un nouvel acteur chinois, DeepSeek-R1, vient bouleverser l’équilibre du marché technologique mondial. Ce modèle, initialement perçu comme une simple alternative, a rapidement pris une place centrale, devenant une star des App Stores et un sujet majeur sur les réseaux sociaux.
Un enjeu stratégique majeur
Le lancement de DeepSeek-R1 ne se limite pas à une prouesse technologique ; il symbolise un tournant stratégique dans la compétition mondiale pour le contrôle des technologies clés. Dans un contexte de « guerre hybride » mêlant méthodes conventionnelles et non conventionnelles, l’intelligence artificielle occupe désormais un rôle central. Exploitant les vulnérabilités des sociétés et des États, l’IA s’impose comme un outil puissant et parfois redoutable dans les conflits géopolitiques.
DeepSeek-R1 : une alternative crédible à ChatGPT
Conçu avec un budget modeste de 5,5 millions de dollars, DeepSeek-R1 rivalise pourtant avec des outils comme ChatGPT-4 d’OpenAI, qui ont nécessité des centaines de millions de dollars et des infrastructures de pointe. Frugal en ressources financières et facile d’accès, ce modèle constitue un sérieux concurrent pour les États-Unis, même si subsiste le danger de la captation des données, comme le souligne la juriste Julie Martinez dans une tribune au Monde.
Un véritable « bain de sang », titre le Wall Street Journal. Lancé le 20 janvier 2025 par une start-up chinoise, DeepSeek-R1 impressionne autant qu’il inquiète. Il représente une démonstration de force face aux fondations de la tech américaine. Déjà, son algorithme occupe le devant de la scène technologique mondiale, comme l’explique Mamadou Aliou Diallo dans Financial Afrik.
Un impact global sur l’économie et la technologie
Le lancement de DeepSeek-R1 a pris de court les marchés et les investisseurs de la Silicon Valley. Selon Financial Times, la sortie de ce modèle a entraîné une baisse de 17% des actions de Nvidia, soit une perte de 589 milliards de dollars en valeur marchande, en raison des craintes que les investissements massifs dans le matériel IA haut de gamme ne soient plus nécessaires. Les actions ont récupéré 9% le lendemain, mais l’événement illustre l’impact de cette nouvelle IA sur l’industrie.
Selon Apolline Guillot, rédactrice en chef de Philonomist, « Le 27 janvier 2025 restera sans doute gravé dans les mémoires comme le « cygne noir » de la Tech». Nvidia, qui produit des cartes graphiques dernier cri que tous les grands labos d’IA s’arrachent, se met à dégringoler. La chute de -17% de son cours en Bourse a occasionné la plus gigantesque destruction de valeur jamais enregistrée en une journée pour une société : d’un coup, près de 600 milliards de dollars sont partis en fumée. Le pyromane a un nom : DeepSeek, une société chinoise qui produit des agents conversationnels à partir de grands modèles de langage, comme le fameux ChatGPT d’OpenAI côté américain. Ces modèles, impressionnants par leur précision et leur qualité, sont pourtant beaucoup moins coûteux que ceux développés outre-Atlantique.«
Microsoft intègre DeepSeek-R1
Selon Reuters, Microsoft (MSFT.O) a rendu disponible le modèle d’intelligence artificielle R1 de la startup chinoise DeepSeek sur sa plateforme de cloud computing Azure et l’outil GitHub pour les développeurs. Le modèle sera inclus dans le catalogue des modèles disponibles sur ces plateformes et rejoindra plus de 1 800 modèles proposés par Microsoft. Cette décision s’inscrit dans la stratégie de Microsoft visant à réduire sa dépendance à OpenAI, le créateur de ChatGPT. L’entreprise cherche à diversifier ses modèles d’IA pour alimenter son produit phare Microsoft 365 Copilot. Microsoft a également annoncé que les clients pourront bientôt exécuter le modèle R1 localement sur leurs PC Copilot+, ce qui pourrait atténuer les préoccupations liées à la confidentialité et au partage des données.
DeepSeek en Tunisie
L’impact de DeepSeek ne se limite pas aux grandes puissances mondiales. En Tunisie, l’intérêt pour cette technologie est en pleine croissance. Selon Mohamed Ali Souissi, journaliste spécialisé en technologie : « Tant sur le plan mondial que local, l’application DeepSeek suscite un grand engouement. En Tunisie, elle est entrée directement dans le Top 100 des applications sur l’Apple Store, atteignant la 58e place. Sur Google Play Store, l’application originale DeepSeek est absente, mais une autre application, NeoChat AI: By Deep Seek V3/R1, a fait un bond impressionnant de 916 places, se hissant à la 13e position dans le classement tunisien. Une ascension logique, puisque DeepSeek repose sur une technologie open source. »
L’IA et les craintes des penseurs modernes
Deux grandes innovations cristallisent aujourd’hui les angoisses des « progressophobes* » : le projet transhumaniste, visant à prolonger la vie humaine en bonne santé, et l’intelligence artificielle générative. Yuval Noah Harari, a exprimé ses craintes en signant un appel à un moratoire sur la recherche en IA, qu’il considère comme une menace potentielle à la survie de la civilisation humaine. Harari va jusqu’à comparer cette menace à celle qu’aurait représentée l’imprimerie, qu’il accuse d’avoir contribué aux guerres de religion entre catholiques et protestants.
Pourtant, si l’on suit cette logique, il faudrait également regretter des innovations fondamentales comme l’imprimerie ou la presse. Sans elles, les critiques de Harari, tout comme les idées qu’il défend, n’auraient probablement jamais eu l’écho qu’elles rencontrent aujourd’hui. Certes, l’imprimerie a rendu obsolète le métier des copistes, mais elle a offert à des milliards de personnes un accès sans précédent à la lecture et à l’éducation. Elle a démocratisé la connaissance et permis une émancipation intellectuelle sans équivalent. De la même manière, loin d’être une menace, l’intelligence artificielle constitue une nouvelle étape dans l’histoire des grandes innovations, au service de l’humanité.
Dans Nexus — un terme qui désigne un point de connexion essentiel entre les différentes parties d’un système —, Yuval Noah Harari s’interroge sur l’idée selon laquelle l’expansion de ce qu’il appelle « l’information », de l’invention de l’imprimerie à l’intelligence artificielle, conduirait nécessairement au progrès. Sa réflexion invite à reconnaître l’ambivalence des technologies, tout en soulignant l’importance d’une éthique et d’une vision collective pour en orienter les usages de manière bénéfique.
* Progressophobes : un terme inventé par le psychologue cognitif Steven Pinker. Le journaliste Bill Maher le définit comme « un trouble cérébral qui frappe les libéraux et les rend incapables de reconnaître les progrès».
Notes bibliographiques :
* Yuval Noah Harari : Nexus. Une brève histoire des réseaux d’information, de l’âge de pierre à l’IA. Trad. de l’anglais par David Fauquemberg. Albin Michel.
* Luc Ferry : IA : grand remplacement ou complémentarité ? Broché – Grand livre, 15 janvier 2025.