Dans «Regards sur la Tunisie», l’éminent écrivain et publiciste Sadok Zmerli (1885- 1983) écrivait : «On me demande d’évoquer rapidement la Tunisie, mais on omet de me dire de laquelle il s’agit ; faut-il parler de la Tunisie antique, ou de celles qui se sont succédé depuis cette époque ? C’est-à-dire de la byzantine, de la musulmane des Émirs, de l’aghlabide, de la fatimide, de la ziride et de la hafside, dont les monuments puissants encore intacts rappellent l’esprit pratique et organisateur de ce grand peuple». Personnellement, je soutiens que si Hannibal revenait, il se trouverait chez lui à Carthage et désavouerait les usurpateurs de notre longue et riche histoire. Notre pays est beaucoup moins vaste que son héritage. Il rappelle la diversification enrichissante de son patrimoine, né des civilisations et des religions dans lequel se serrent de multiples graines de plusieurs autres cultures qui nous ont nourris. Aujourd’hui, il semble divisé, fragile, chaotique, fragmenté. Mais que s’est-il passé pour que nous en arrivions là ? Ce serait après le 14 janvier 2011 que notre caractère national a commencé à tourner ronchon. Après quoi, les fantasmes se sont libérés et avec eux, la haine de soi, l’autoflagellation, la malveillance, le pessimisme, toutes ces passions tristes qu’a identifiées Spinoza et que notre société porte à leur comble depuis plus d’une décennie. Que notre société soit en crise, je suis loin d’en disconvenir, j’en fais l’objet dans cette rubrique. Mais cette crise est-elle identitaire ? L’intérêt primordial de cette question est de distinguer fermement entre religion et identité, foi et héritage civilisationnel. Un héritage qui resterait marqué chez les Tunisiens. Comment ne pas aimer cet héritage et le conserver ? Car il existe assurément un génie tunisien, celui d’avoir bâti Carthage qui durera plus de dix siècles, en continuant à dominer la rive sud de la Méditerranée, celui d’avoir créé la première constitution dans le monde «La constitution de Carthage», un régime politique de la cité à l’époque punique, longuement évoqué par Aristote dans son ouvrage «La politique». Notre ambition n’est pas de jeter de l’huile sur le feu. Ce qu’on veut : comprendre la profondeur de champ de cette «singularité tunisienne» que les islamistes veulent éradiquer. Pourrait-on pour une fois, parler d’un sujet grave, avant qu’il ne s’impose dangereusement à nous ? En ces temps où la Culture et l’Histoire sont considérées comme des pertes de temps, selon les obscurantistes, bien des choses menacent notre identité nationale, sans qu’on dispose de réponses crédibles. Il existe pourtant de terribles dangers, qui menacent l’unité de notre société, des réponses, qu’il nous appartient de mettre en œuvre. Et pourtant, on ne le fait pas. L’exaltation de la passion islamiste, la revendication du monopole de la religion contre l’histoire, la contestation radicale de l’héritage d’avant la conquête de l’islam, dont les valeurs sont rejetées. Des signes avant-coureurs comme «ces vers de la farine qui s’empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture ne commence à leur manquer», avertissait la grand ethnologue français Claude Lévi-Strauss. Dans leur désir passionné de faire advenir une autre société, les islamistes foulent aux pieds les réalités historiques en avançant l’idée qu’une société cherchant le salut, comme la nôtre, n’aurait rien de mieux à faire qu’à s’identifier à la partie islamique de son héritage. C’est-à-dire faire disparaître la moitié de notre longue histoire et pâlir l’empreinte de ses acquis dans la mémoire collective, une camelote démagogique qui hiérarchise un ersatz de pensée obscurantiste, une négation ignare d›une partie essentielle de l’héritage du pays. Plutôt d’arracher au peuple son identité comme le font les colonisateurs, les islamistes l’amènent à y renoncer à travers un processus de «justification religieuse». Ce qui me frappe, comme un observateur, c’est la complaisance de l’élite qui semble renoncer â son devoir de protéger l’identité nationale. On sait déjà que la prétendue intelligentsia, noyée dans un marécage, n’a quasiment plus de repères, mais n’est-elle pas en train de perdre aussi toutes ses facultés ?