Une rentrée maussade ? C’est le moins qu’on puisse dire. Une scène politique en ruine, comme un champ de bataille après les combats. Un climat social sous des braises ardentes. Une économie aux abois et des perspectives aussi floues que le processus électoral des prochains mois. La transition démocratique version 25 juillet 2021, qui avait pour objectif de rectifier le tir de la révolution de 2011 et ses idéaux, a du mal à se greffer sur les décombres de la décennie islamiste et à cicatriser les plaies. Pour cause : ceux que les Tunisiens accusent d’être responsables de leurs misères et de la détérioration de la situation politique, économique, sociale et culturelle du pays, courent toujours, certains ont fui le pays, d’autres cherchent à revenir aux arènes du pouvoir par tous les moyens dont celui de la mobilisation de la rue ou la pression sur des pays étrangers pour intervenir en Tunisie et déloger Kaïs Saïed du Palais de Carthage. Sans la reddition des comptes, rien ne peut être reconstruit sur des bases saines et solides, se relaie-t-on d’une bouche à l’autre du Nord au Sud du pays et d’Est en Ouest. Ce pourquoi les Tunisiens sont de plus en plus nombreux à exprimer leur mécontentement et à reprocher, sans ménagement, à Kaïs Saïed d’être incapable d’activer le système de reddition des comptes pour leur faire recouvrer leurs droits (économiques et moraux) en faisant juger les responsables pour tous les crimes qu’ils ont commis. Or c’est là où le bât blesse. La machine judiciaire est grippée. Avant le 25 juillet 2021, pour avoir été sous le contrôle de Rached Ghannouchi, leader des islamistes, et ses affidés, et après le 25 juillet, pour être dans le collimateur de Kaïs Saïed qui a lancé une opération « Mains propres » et s’est engagé à « assainir » la justice des magistrats « corrompus » et « compromis ». Initiative impopulaire au plus haut degré. Pourtant. Il faudra bien donner, tôt ou tard, des réponses et des explications, peut-être même révéler des implications, pour comprendre pourquoi il y a eu tant de dérives (toujours impunies) au cours de la décennie 2011-2021 : corruption, terrorisme, affaiblissement de l’Etat, sabordage de l’Administration publique… sans que personne n’en rende des comptes devant le peuple. Tandis que des peines lourdes tombaient sur des citoyens lambda. Pire, les Tunisiens ont eu même à constater des abus, tels que « la police arrête et la justice libère » dans des affaires de terrorisme et des non-lieux prononcés pour toutes les personnes influentes dans le pays, le tout accompagné de campagnes médiatiques de soutien en cas d’arrestation de gros poissons et d’autres orchestrées par les défenseurs des Droits de l’Homme quand des présumés terroristes sont pris dans les filets des forces sécuritaires ou armées. La preuve : aucune affaire judiciaire d’envergure liée à la grande corruption, au terrorisme ou à l’espionnage, – elles ont enflammé les réseaux sociaux, emballé les médias et font l’objet d’enquêtes judiciaires -, n’a fait l’objet d’un véritable procès, comme on en a vu en France, par exemple pour les attentats de novembre 2015 à Paris et celui du 14 juillet 2016 à Nice, qui se déroule actuellement. Le premier a duré neuf mois, le second, plus de trois mois, se poursuivra jusqu’au 16 décembre prochain. Mais encore : les affaires Sarkozy, Tapie et autres personnalités de premier plan dont les démêlés avec la justice sont la preuve que la France est une démocratie et que le respect des Droits de l’Homme n’est pas sélectif. C’est l’impasse judiciaire. Les 54 magistrats limogés par le président de la République rejettent toute accusation, le Tribunal administratif a décidé, après recours, la suspension des sanctions présidentielles, le ministère public passe à la vitesse supérieure et confie à la justice 109 dossiers judiciaires compromettants. L’affaire est sérieuse. Des lanceurs d’alerte, entre autres des avocats, soutiennent l’Etat dans son bras de fer contre ce qu’ils appellent les lobbys qui minent la justice. C’est dire que la sortie du tunnel n’est pas pour demain et qu’une grande opération de rénovation du système politique et de réinstauration des assises économiques doit être lancée dans les plus brefs délais. Pour ce faire, Kaïs Saïed n’a plus d’autres choix que d’élargir son cercle de conseillers et d’ouvrir les portes du palais de Carthage et celui de la Kasbah aux spécialistes et autres experts de tous horizons qui peuvent faire avancer le navire Tunisie.
Mais ce ne sera pas tout. La solidarité nationale est plus que jamais à l’ordre du jour, une bouée de sauvetage sans laquelle il sera difficile de traverser les turbulences géostratégiques, énergétiques et économiques que sont en train de causer le conflit armé en Ukraine et peut-être davantage la crise taïwanaise. Dans les deux cas, des sanctions importantes sont prises contre l’économie russe et d’autres commencent à cibler la chinoise, mais leurs retombées sont mondiales et dévastatrices n’épargnant aucun pays, surtout les plus endettés, et aucun continent.
La Tunisie fait partie des contrées les plus exposées à la faillite, d’autant que les autorités tunisiennes ne peuvent plus compter sur la solidarité étrangère pour payer ses dettes et sortir de l’ornière. L’Europe, premier partenaire économique, fait face à une crise énergétique et économique historique depuis que Moscou a décidé dans un premier temps de réduire ses flux de gaz puis de les arrêter et de se préparer à affronter des mois difficiles à coups de mesures d’aides massives au profit des ménages et des entreprises. Le FMI, de son côté, est sollicité par plusieurs pays pour contracter des prêts en vue de faire face à l’inflation, à la flambée des prix et à l’inévitable récession économique. La Tunisie n’est pas à l’abri de ce branle-bas mondial et, comme tous les autres pays, elle doit pouvoir bénéficier du soutien et de la solidarité de tous (citoyens, institutions, entreprises, société civile) indépendamment de son appartenance politique ou idéologique. A ce titre, l’Ugtt doit en donner l’exemple.
Il ne s’agit pas de sortir de son rôle de régulateur social, mais d’adopter celui de levier social qui, au moment opportun, prête main forte au gouvernement, non pas pour le sauver ou pour s’y soumettre, mais pour permettre à l’ensemble du pays de ne pas sombrer. Noureddine Taboubi le sait et l’a acté : « L’Ugtt n’a pas coupé les ponts avec le gouvernement malgré toutes les divergences… Le pays traverse une période économique et sociale critique et a besoin d’une véritable solidarité nationale… ». Cette déclaration du Secrétaire général de la Centrale syndicale, qui vient de reprendre les négociations avec le gouvernement Bouden, est importante à plus d’un titre : c’est le discours des opportunités et de l’espoir indispensable aux Tunisiens ; il réduit en miettes les allusions de rupture et de relations conflictuelles entre le gouvernement et l’Ugtt, et démontre que la Centrale syndicale place en tête de ses préoccupations l’intérêt supérieur de la nation. Taboubi l’a démontré également quand il a pris position contre l’ingérence étrangère dans les affaires intérieures du pays, renforçant ainsi la position du chef de l’Etat avec qui les ponts n’ont pas toujours été au beau fixe. Ceci ne soustrait pas le gouvernement à ses obligations d’être à l’écoute des doléances de la Centrale syndicale et de prendre des mesures d’accompagnement adéquates pour aider les Tunisiens à traverser cette période difficile. Quant aux ressources financières de l’Etat qui manquent et qu’il importe de renforcer, l’Ugtt doit fortement contribuer à remettre au goût du jour la valeur du travail et réinstaurer les bons codes de conduite au sein des entreprises et des administrations.
C’est seulement à la force des bras et des neurones et par la persévérance que les Tunisiens pourront changer leur quotidien et feront revenir leurs enfants à la mère patrie.