Il y a l’espoir et il y a l’intelligence

Par Faouzi Bouzaiene

Le contexte est inédit pour un fait historique, qui peut être tout aussi bien salvateur que chaotique, la réécriture de la Constitution tunisienne. Une simultanéité dangereuse de bras de fer politiques, judiciaires et syndicaux avec les pleins pouvoirs de l’Etat d’exception. Grève ouverte des magistrats, suite au limogeage de 57 juges par le président de la République accusés qui de corruption, qui en lien avec le terrorisme, qui pour atteinte à l’éthique de la profession de magistrat et grève générale de l’Ugtt, pour des revendications sociales, selon les syndicalistes, et politiques, selon les adversaires syndicaux et politiques de Noureddine Taboubi, pour ne citer que ces deux crises qui ne sont pas des moindres au moment où le gouvernement Bouden retient son souffle en attendant la reprise des discussions avec le FMI.
Les initiateurs de la nouvelle constitution – donneur d’ordre et superviseurs – ont réussi, quant à eux, contre tous les pronostics et les mises en doute, à relever le premier défi, celui de la remise de la première copie au président de la République le 20 juin au terme de deux semaines d’échanges d’idées et de propositions dans le cadre des travaux des deux commissions officielles, mais qui n’ont pas eu le privilège d’atteindre la dimension nationale.
D’où la question de déficit de légitimité du travail élaboré, une malédiction qui nous poursuit depuis l’aube de la révolution de la dignité, les Tunisiens étant encore divisés sur sa date de naissance : le 17 décembre 2010 ou le 14 janvier 2011. Depuis, ils n’ont connu aucune quiétude.
Une quarantaine de personnalités politiques, économiques, médiatiques, de la société civile ont donc présidé à la conclusion de cette étape cruciale, celle de la nouvelle Constitution, avant le référendum du 25 juillet. Trop peu représentatif pour un pays qui regorge de compétences dans tous les domaines et qui, de surcroît, peut se prévaloir d’une expérience démocratique, très courte certes, à peine onze ans, mais très dense en termes d’expérimentations des pratiques démocratiques, de confrontations des choix et des « agendas », jusqu’à atteindre parfois l’anarchie et l’irréparable (justice et médias sous emprise, assassinats politiques…). Mais, peut-être, est-ce suffisant ?
Les Tunisiens ont connu pire. N’ont-ils pas prouvé qu’ils pouvaient être différents du monde entier et efficaces, à leur rythme et selon leur propre vision, bien sûr ? Pour preuve, le fait que sans être rompus à la libre parole ni à la libre initiative politique, ils ont plongé dans le champ de bataille démocratique et ont tracé leur propre parcours transitionnel. Bien sûr, le chemin a été semé d’embûches et de mines, a raflé des vies, fait des martyrs et des orphelins, appauvri des millions de familles et ruiné le pays.
Les Tunisiens sont divisés comme ils ne l’ont jamais été, ils se détestent et se lynchent sur les réseaux sociaux, ils ne travaillent pas ou peu, font des grèves interminables avec ou sans raison valable alors qu’ils savent que leur pays est à sec. Mais ils s’accrochent encore et toujours à l’édification d’un Etat démocratique, un Etat de droit et de libertés sans limites. Il y a de l’espoir et il y a de l’intelligence malgré toute la haine qui se déverse et l’entêtement du président omnipotent à procéder seul à l’assainissement, au demeurant nécessaire, du pays de la gangrène de la corruption qui l’empêche de prendre son essor. Il y a donc lieu, pourquoi pas, de croire l’homme de droit et doyen Sadok Belaïd quand il déclare que la nouvelle constitution sera la bonne, qu’elle sera la quintessence de celle de 1959 et de celle de 2014, c’est-à-dire le meilleur des deux, sans les pieuvres et les couleuvres de l’une et de l’autre. Il l’a affirmé publiquement, il l’a donc promis. Accordons-lui le préjugé favorable en attendant de voir le fruit de son travail et de tous ceux qui ont contribué avec lui à la réalisation de ce projet en un temps record.
Il reste le président Kaïs Saïed. Y mettra-t-il son grain de sel que ses détracteurs appellent la démocratie de la base, son projet politique pour lequel il a suspendu la Constitution de 2014 ? Attendons le 30 juin, date de publication du texte définitif, pour le savoir.
Dans tous les cas de figure, le président de la République a le droit d’avoir un projet politique pour le pays, et cela fait de lui une différence avec ses prédécesseurs et avec tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011. Quant à son aboutissement, il reste tributaire des résultats du référendum du 25 juillet prochain. Ceux qui sont pour voteront oui et ceux qui sont contre voteront non, ce n’est pas plus compliqué que cela.
Mais, il y a aussi les appels au boycott du référendum. A quoi sert-il ? Et qui sert-il ? Des adeptes du boycott clament haut et fort qu’il ne faut pas aller voter pour ne pas donner une légitimité à un processus « illégal » qu’ils qualifient  doute l’intégrité des élections du 25 juillet avant même que le président ne paraphe la convocation des électeurs. Une opposition anticipative du PDL par exemple pour lequel le référendum va servir à avaliser le projet de Kaïs Saïed contre la volonté du peuple, qu’il est par principe falsifié puisque l’ISIE, le CSM provisoire et la constitution actuels «sont nommés par (lui), ils ne sont donc pas indépendants» (Sic Abir Moussi, présidente du PDL). Autrement dit, Kaïs Saïed serait un imposteur et les 2,7 millions de Tunisiens qui l’ont élu des naïfs. Un avis comme tant d’autres.
Mais là où le bât blesse, c’est au cas où le « non » l’emporterait. Personne ne sait alors de quoi sera fait le 26 juillet 2022. On ne s’y est pas préparé.
Les avis des initiés, des juristes, des politiques, divergent de 180 degrés. Les opposants de Kaïs Saïed l’appellent à démissionner et à convoquer des élections législatives anticipées, avant le 17 décembre 2022, à annuler l’Etat d’exception et tous les décrets présidentiels, à commencer par le 117 qui lui a octroyé les pleins pouvoirs. Parmi ses soutiens, dont son ancienne conseillère en communication Rachida Ennaïfer, c’est aussi leur opinion, par simple raisonnement logique ou honnêteté intellectuelle.
D’autres n’en voient pas l’utilité ni l’obligation. Le constitutionnaliste Amine Mahfoudh, le deuxième rédacteur de la nouvelle Constitution aux côtés du doyen Sadok Belaïd, note qu’il n’y a aucune loi qui oblige le président Kaïs Saïed à démissionner au cas où la nouvelle Constitution ne passerait pas. Le professeur en droit constitutionnel dit sans doute la parole juridique, mais qu’en est-il de celle de l’éthique ? Kaïs Saïed pourra-t-il encore regarder les Tunisiens droit dans les yeux et continuer à faire la sourde oreille ? Anticonformiste comme il est, il faut le croire. C’est donc à cela qu’il faudra réfléchir dès maintenant et se préparer à tout imprévu. Pourvu que ce soit un dialogue national inclusif et sérieux où il n’y aura aucune place aux chantages, aux marchandages et au jeu des chaises musicales. Pourquoi pas un nouveau gouvernement sur le mode Elyes Fakhfakh ?

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