Ils sont jeunes et parfois moins jeunes, diplômés et brillants, et ils quittent la Tunisie par milliers, pour s’installer dans des pays de plus en plus éloignés, notamment le Canada. Ces compétences qui partent à l’étranger sont essentiellement des scientifiques : médecins, informaticiens, enseignants ou ingénieurs, qui ont été formés chez nous avec un niveau d’instruction assez élevé.
Un changement qualitatif dans la composition des flux migratoires qui fait perdre à la Tunisie des milliers de compétences dont elle a plus que jamais besoin.
Nous avons donc voulu savoir pourquoi ces jeunes s’exilent sous d’autres cieux et comment ils vivent cette séparation avec leur famille et leurs amis. Rencontre avec des exilés volontaires et résolus…
Rappelons d’abord que les émigrés de la première génération, ceux des années soixante, étaient partis dans le cadre d’accords bilatéraux avec des pays européens. Cette main-d’œuvre avait un niveau d’instruction assez bas et n’était embauchée que dans des usines d’assemblage automobile ou dans le bâtiment. Mais ceux qui partent aujourd’hui ont un niveau beaucoup plus élevé et des spécialités assez recherchées à l’échelle internationale : universitaires, cadres, chercheurs…
Un doctorat pour rien
L’exode a commencé il y a déjà quelques années, mais depuis la Révolution, la mobilité touche de plus en plus de jeunes hautement qualifiés et une partie de la migration vers l’autre rive de la Méditerranée. Ce mouvement migratoire n’est plus le résultat d’une situation économique difficile, mais plutôt un choix délibéré pour bon nombre de nos jeunes. Cette migration-là touche à des domaines aussi sensibles que la santé, la recherche scientifique, la technologie de l’information, la communication…
L’impact de ces migrations sur le développement du pays d’origine est difficilement quantifiable dans la mesure où ceux qui accèdent à une spécialisation très pointue ne trouvent pas toujours de structure d’accueil pour les employer dans leur spécialité. Dans le meilleur des cas, ils sont versés dans des postes qui sont loin de leurs compétences.
Nous avons rencontré Anissa, 32 ans, qui est docteur en virologie et qui a travaillé sur un nouveau virus introduit en Tunisie il y a quelques années. Elle raconte ses mésaventures : « J’ai fait plusieurs années de recherches à l’Institut Pasteur à Tunis et à Paris, des déplacements sur le terrain pour récolter des phlébotomes, ces petits moustiques qui transmettent le virus aux hommes et aux animaux. Et puis, il y a ces longues nuits à rédiger ma thèse de doctorat pour laquelle j’ai obtenu les félicitations du jury. Sauf que deux ans après, je me retrouve au chômage ! La seule issue pour moi, c’était l’émigration. Mon avenir est ailleurs, même si la décision de quitter mon pays est difficile à prendre. Ma mère pleure, rien qu’à l’idée de me voir partir… »
Cette fuite de cerveaux se retrouve dans de nombreux domaines, notamment en médecine. On a même inventé un concept nouveau pour ces migrants d’un genre nouveau : on ne parle plus de« fuite de cerveaux », mais de « diaspora scientifique », de« mobilité des compétences » ou encore de« diaspora du savoir », comme pour atténuer l’impact psychologique de ce phénomène.
« Mais le résultat reste le même », nous confie Jamel, jeune médecin qui tente d’émigrer vers le Canada. Il pense que« ce pays-là offre plus de possibilités de réussite pour un jeune médecin, car on peut bénéficier de plus de moyens, d’un matériel médical plus performant et de grands professeurs de médecine compétents qui vous font évoluer dans votre carrière, alors qu’ici, on stagne et on perd même les choses que l’on a apprises à la fac… En Tunisie, je n’ai pas d’avenir, car mes ambitions sont limitées par le manque de moyens. »
Quant à avoir le mal du pays, notre jeune médecin balaie cet argument d’un revers de main :« Avec les moyens de communication modernes, on peut rester en contact avec sa famille et ses amis par le son et l’image et maintenir les liens qui nous unissent. Et puis moi, je me sens citoyen du monde et je regarde vers l’avenir sans oublier le passé et sans renier mes racines. »
« Plus utiles à l’extérieur »
Ce qui est notable, c’est que cette élite ne coupe pas les ponts avec la Tunisie, au même titre que les migrants des années 60. Ils investissent pour construire des maisons et aident beaucoup leur famille. Mieux encore : ils échangent des informations spécialisées avec leurs collègues restés au pays et participent au transfert des technologies, ce qui fait dire à un médecin tunisien d’un certain âge :« Ils sont plus utiles à l’extérieur qu’à l’intérieur, car ils nous poussent à la découverte des nouveautés dans le domaine médical beaucoup mieux que ne le ferait une revue spécialisée ! »
Les statistiques sur les compétences tunisiennes à l’étranger ne sont pas très précises, car il y a ceux qui ont la double nationalité, ceux qui ne se déclarent pas auprès de nos consulats et ceux qui ont coupé les ponts avec leur pays d’origine. On estime que près de cent mille diplômés ont quitté la Tunisie depuis la Révolution. Ce sont les médecins qui viennent en tête de liste, suivis de près par les ingénieurs en informatique et dans une moindre mesure, les enseignants universitaires.
Selon des chiffres fiables, plus de 600 médecins ont quitté notre pays, rien que cette année. Une situation que certains trouvent aberrante et ils tirent la sonnette d’alarme, estimant que« ces départs sont dramatiques, car l’Etat a dépensé en moyenne dix mille dinars pour les former et ce sont d’autres pays qui vont profiter de leur savoir sans avoir déboursé aucun sou. En outre, cet exode accroît la crise dont souffre le secteur de la santé publique », selon un syndicaliste.
Autre chiffre incroyable : plus de 45 mille enseignants universitaires ont quitté le pays, provoquant la fermeture de plusieurs laboratoires de recherche et laissant sur le carreau des milliers d’étudiants qui ne peuvent plus poursuivre leurs études. Quant aux ingénieurs, ils sont plus de 2500 de diverses spécialités qui ont quitté la Tunisie pour aller travailler en France, en Italie, en Allemagne, aux Etats-Unis ou au Canada. Il faut noter ici la féminisation de la migration scientifique alors que jadis, elle était rare.
Tous ces spécialistes quittent le pays pour plusieurs raisons : des conditions de travail médiocres, une rémunération trop faible, des perspectives d’avenir restreintes… Des problèmes qui font qu’une partie des étudiants poursuivant leurs études doctorales à l’étranger ne reviennent pas au pays à la fin de leur formation. Il ne faut pas non plus oublier les jeunes générations issues de l’immigration qui ont connu une ascension sociale importante et qui ne reviennent que très rarement dans leur pays d’origine.
Et la question qui se pose dès lors est de savoir comment faire revenir ces compétences en Tunisie et retenir celles qui seraient tentées par l’exode. Certains proposent de développer le secteur privé, d’autres parlent d’adapter les besoins du marché à la formation universitaire. De vieilles recettes que l’on répète depuis des années et qui n’ont jamais été mises en place. Mais selon un médecin qui s’est exilé en France depuis plusieurs années, « ce dont nous avons besoin, c’est un peu plus de respect et de considération pour notre travail. Il est anormal qu’on nomme des responsables incompétents pour diriger des cadres compétents ! »
Une dernière question : comment ces migrants qualifiés sont-ils perçus dans les pays d’accueil ? Un médecin évoque cette question délicate :« Il y a une certaine ambivalence dans la façon de nous percevoir, tant chez nos confrères que chez certains patients. Il est difficile pour eux de concevoir qu’on peut s’appeler Mohamed, être mat de peau et exercer la médecine ! »
Décidément, on ne peut être heureux nulle part dans ce monde…
Yasser Maârouf