Depuis des semaines, le pays est bloqué. Depuis des semaines, la rue bouillonne et pétitionne. Depuis des semaines, les citoyens crient leur envie d’un autre pays, moins inégalitaire, moins sectaire et moins corrompu. Tous les Tunisiens sont unis dans leur rejet viscéral d’un système à bout de course, incarné par des politicards, inchangé depuis une décennie et qui institutionnalise le clientélisme, la corruption et le pillage de l’argent public. Un système qui, au nom de la protection d’une jeune démocratie parlementaire, a engendré une prédation d’un autre âge et un népotisme d’autant plus intolérant que le pays se clochardise dramatiquement : services publics laminés, pauvreté chronique d’une grande partie de la population, mépris social, finances publiques dégradées, dette nationale en plomb, classe moyenne en voie de paupérisation, Etat inefficace et partial. Descendus dans la rue, les mécontents ne veulent ni leaders ni partis et rejettent en bloc ce club de profiteurs, aux têtes vides et aux poches bien remplies, plus soucieux de leur rente que du bien-être d’une population au bord de la dépression. La situation paraît donc totalement bloquée. Loin de s’essouffler, les dirigeants au pouvoir ont retrouvé une nouvelle «vigueur» ! Ils sont aux avant-postes d’une ligne jusqu’au-boutiste: le président Kaïs Saïed a exigé le retrait des nouveaux ministres soupçonnés de corruption et de conflit d’intérêts. Le Chef du gouvernement Hichem Mechichi, soutenu par sa fameuse «ceinture parlementaire», campe sur sa position. Pour lui, ces ministres doivent tout de même entamer leurs missions! Visiblement, les trois présidents, virtuoses dans l’art de se coopter et de se maintenir au pouvoir, préfèrent mettre le feu à la maison plutôt que de trouver une solution pour sortir de la crise. Ce type de «malfaçons» prospère sur l’idée qu’après tout, le renard est un honorable gardien de poulailler. Hichem Mechichi avait inscrit la moralisation du pouvoir parmi ses promesses, allant jusqu’à reconnaître, dans ses déclarations, que certains fléaux , dont la corruption, sont encore sans remède en dépit d’une succession de lois sur la transparence et la bonne gouvernance. Comment être sûrs que l’intérêt général est bien défendu quand il insiste à maintenir des ministres «soupçonnés de corruption ou de conflit d’intérêts». Soyons lucides, le Chef du gouvernement est tenu, moralement et juridiquement, pour responsable des «cachotteries» de ses ministres. Et on peut aussi se féliciter que le durcissement des contrôles déontologiques de la société civile ait permis à ces soupçons d’éclater. Mais on aurait pu s’attendre à une «honorable» initiative de faire machine arrière de la part de Hichem Mechichi. C’est l’inverse qui s’est produit. On voit avec cette affaire que la notion de conflit d’intérêts s’impose pourtant de plus en plus dans le débat public, mais elle ne concerne généralement que les individus. Le conflit d’intérêts est médiatisé comme un problème de personnes, rarement comme une question de système ou de procédures. Pour comprendre ce qui se passe dans le pays, il faudrait relire «Ithaf Ahl – al – zaman bi akhbar muluk Tunis wa Āhd el – aman» traduit en présent les hommes de notre temps. Chroniques des rois de Tunis et du pacte fondamental. Pourquoi maintenant ? Parce que cette œuvre d’Ibn Abi Dhiaf (1804 – 1874) devrait être une «leçon» pour nos politicards qui incarnent les régressions multiformes de l’honnêteté politique. Elle soulève le capot de la mécanique prédatrice du pouvoir. L’auteur s’appuie sur ce qu’il a connu au moment de la faiblesse de l’État à la deuxième moitié du dix-neuvième siècle : corruption, népotisme, clientélisme, conflit d’intérêts et tous les ingrédients qui alimentent la Révolution du peuple. Il décrypte l’escamotage de la réalité et l’usage systématique du mensonge.