L’indignation est totale. On ne révise pas une loi sur un coup de tête, au gré des humeurs ou par opportunisme politique, sauf dans les régimes dictatoriaux où les outils de la gouvernance autoritaire sont taillés sur mesure. Le besoin d’une telle initiative ne se mesure qu’à l’aune de l’intérêt national. Le dépôt d’un projet d’amendement de la loi électorale de 2014 par 34 députés (sur 161) une quinzaine de jours avant le scrutin présidentiel est pour le moins scandaleux. Quel qu’en soit le motif, l’initiative est « inacceptable », comme l’assure le bâtonnier des avocats, Hatem Mziou. Inacceptable dans n’importe quelle circonstance car on ne change pas les règles du jeu quand celui-ci a déjà commencé. Sauf s’il y a péril en la demeure. Dans le cas d’espèce, faut-il classer dans la catégorie de « danger imminent » le bras de fer qui a opposé l’Instance supérieure indépendante pour les élections au Tribunal administratif pour ce qui concerne les candidatures rejetées par l’Instance et approuvées par la juridiction administrative ? Ou son épilogue qui a débouché sur un raté, une fin de non-recevoir de l’Isie plutôt (au pire) qu’un compromis qui aurait préservé l’image de chacune des institutions et la réputation du processus électoral et apaisé les tensions qui enveniment l’ambiance électorale ?
La bataille juridique qui a opposé les deux importantes institutions est, certes, inédite et a contribué à exacerber les tensions déjà existantes entre le pouvoir exécutif en place et une large frange de la classe politique et de la société civile politisée, mais c’est en même temps un signe de vigilance et de bonne santé des institutions qui veillent au bon fonctionnement de l’Etat. C’est le cas du Tribunal administratif qui est chargé de réparer les injustices administratives et celui de l’Isie de veiller au bon déroulement et à l’intégrité du processus électoral. Ce bras de fer inédit aurait dû être un nouvel exercice démocratique pour les institutions, pour les élites et pour les citoyens aspirant à la démocratie et aux libertés. Cela n’a pas été le cas, l’Isie ayant décidé unilatéralement de « clore le dossier en raison du démarrage de la campagne électorale ».
Au nom de quoi ces députés se sont-ils investis de cette action ? Au nom de leur mission en tant que parlementaires de proposer des projets de loi et des projets d’amendement de lois afin d’améliorer les conditions de vie de leurs électeurs et de l’ensemble des citoyens ? Le projet d’amendement de la loi électorale en question, s’inscrit-il dans cette orientation ? Quelle amélioration apportera-t-il à l’actuel scrutin et à ses résultats ? Si ce n’est l’anticipation d’un fait hypothétique et présumé dangereux.
Un danger imminent. C’est ce que pensent la trentaine de députés qui ont cru bon engager une procédure législative « urgente et nécessaire » contre le Tribunal administratif dans le but de l’écarter du processus électoral et de le remplacer par les tribunaux relevant de la justice pénale. Dans les esprits, la posture non alignée du TA dans l’affaire des candidatures jugées invalides par l’Isie et le bras de fer qui en a découlé sont dangereux. Tout comme la bataille de communiqués et de déclarations médiatiques entre les deux institutions qui s’est ensuivie et qui a creusé davantage les divisions et renforcé le flou dans la course électorale.
La raison invoquée par les députés dans l’exposé des motifs du projet d’amendement serait la nécessité d’unir le cadre judiciaire chargé des litiges électoraux afin de lui garantir plus d’efficacité et d’efficience. Et sans doute plus de convergence des décisions. Pour les élus, l’éparpillement du volet juridique dans le processus électoral entre trois juridictions (administrative, pénale et financière) « a révélé, dans les faits, un manque d’efficacité et d’efficience ». Après le bras de fer serré, les élus craignent que les différends affichés par l’Isie et le TA ne s’étendent à des crises ultérieures pouvant menacer le scrutin, ses résultats et la période post-élection. Car il y aurait une autre raison pour expliquer l’inquiétude des élus, qu’ils ont d’ailleurs mentionnée dans l’exposé des motifs, c’est « l’impartialité du Tribunal administratif » qui serait due à un conflit d’intérêt pour certains des magistrats siégeant dans l’Assemblée plénière du TA. Le loup serait dans la bergerie. Il faut donc agir au plus vite pour préserver la sécurité nationale contre un éventuel projet de déstabilisation du pays en cas de victoire de Kaïs Saïed. Il faut appeler les choses par leur nom, c’est ainsi que l’opinion publique sera informée et prévenue.
Le risque est peut-être réel, il a été notifié par un des candidats à l’élection présidentielle, Imed Daïmi, refusés par l’Isie contre l’avis du Tribunal administratif. Sans oublier que l’un des trois candidats en lice est en détention et poursuivi pour des infractions électorales. Le contentieux entre l’Isie et le TA n’est pas clos pour certains candidats déboutés qui comptent protester les résultats des urnes qui seront annoncés. Convaincus peut-être de la victoire du président sortant candidat à sa propre succession. Imed Daïmi a déjà pris les devants en déposant une plainte pour violation des droits constitutionnels et locaux auprès du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. à Tunis, les militants tunisiens des droits de l’homme et des libertés sont également sur le pied de guerre depuis qu’ils sont vent debout pour dénoncer le recul des libertés.
Les opposants et détracteurs de Kaïs Saïed, désormais plus nombreux, battent le pavé, aussi. Ils sont en colère. Ce sont des proches des détenus « politiques », des victimes du décret 54, des hommes d’affaires pris dans les filets de la justice pour divers chefs d’inculpation, des jeunes et moins jeunes qui ont peur de s’exprimer, de chanter, de caricaturer…Ils seront sans doute plus nombreux à manifester dans le cas où le résultat du scrutin leur déplairait. Par peur de ce qu’il adviendra des cinq prochaines années. Ce qu’ils demandent, c’est la liberté et une justice transparente.
Qu’est-ce qui justifie autant de craintes de la part des députés ? Les Tunisiens sont désabusés, ils ont fait une révolution en quête de liberté et de prospérité, ils ont hérité le chaos engendré par une classe politique inexpérimentée et surtout inféodée à l’étranger. Cette fois, les Tunisiens sont prévenus. Comme le dit l’adage : on ne se fait pas avoir deux fois. Les résultats du scrutin présidentiel du 6 octobre émaneront des urnes mais les Tunisiens jugeront le nouveau président à la tâche. Le prochain quinquennat sera différent des précédents car les Tunisiens ont beaucoup patienté et ont recommencé à protester. g