Les citadelles, qui ont résisté longtemps aux assauts, semblent assiégées et toute la question est de savoir si elles sauront tenir comme elles l’ont fait depuis longtemps. Les citadelles, ce sont les banques centrales, et les assaillants, ce sont les hordes de populistes à travers le monde qui veulent remettre en cause le dogme de l’indépendance de ces banques qui a été mis en place pour sauver les maîtres de la gestion de la monnaie et les mettre à l’abri des interventions et des manœuvres des politiques.
Or, les critiques contre ce sacro-saint principe de la gestion monétaire depuis près de trois décennies, se sont multipliées ces derniers mois, et cela, au niveau le plus élevé. Ainsi, le Président Donald Trump n’a jamais caché son hostilité à ce principe, ne manquant jamais de critiquer les décisions de la FED du temps de Janet Yellen, comme de son successeur Jérôme Powell qu’il a désigné pour la remplacer car celle-ci était à son goût trop proche de l’élite libérale et démocrate. Ainsi, a-t-il exprimé sa faible adhésion à la normalisation de la politique monétaire qu’avait entamée la FED et la sortie des politiques monétaires expansionnistes mises en place au lendemain de la grande crise des années 2008 et 2009.
Ces attaques contre l’indépendance des banques centrales ne sont pas le propre de l’hôte de la Maison blanche. C’est aussi le cas de la nouvelle coalition au pouvoir en Italie dont certains proches ont exprimé leur peu de sympathie à l’indépendance de la BCE et ont souligné que le retour à la souveraineté monétaire serait plus judicieux pour le retour de la croissance et de l’emploi. Par ailleurs, les observateurs ne cessent de souligner l’interventionnisme excessif du Président turc Recep Tayyib Erdogan et son interférence croissante dans la gestion de la politique monétaire, particulièrement au moment de la crise actuelle.
Notre pays n’a pas été étranger à ce débat et à cette tentation de mettre fin à l’indépendance de la Banque centrale. Rappelons-nous les discussions houleuses à l’Assemblée au moment du débat sur la Banque centrale et dont l’adoption a été acquise de justesse. Lors de ce débat, le principe de l’indépendance de la Banque centrale a été la pierre d’achoppement et plusieurs députés ont exprimé ouvertement leur opposition à ce principe. Et, même si la loi a été adoptée et ce principe consacré, plusieurs voix continuent à s’exprimer et à exiger la fin de l’indépendance de l’institut d’émission.
Il faut dire que ce principe et l’exigence de l’indépendance de la Banque centrale remontent loin dans l’histoire et trouvent leur origine dans le syndrome de la République de Weimar. En effet, les politiques face à la crise avaient laissé glisser la politique monétaire afin de relancer l’économie dans une Allemagne traversée par une crise politique sans précédent après sa défaite lors de la première guerre mondiale. Or, cette politique a été à l’origine d’une poussée inflationniste sans précédent qui avait atteint 5 000% pour certains produits. On connaît la suite et cette crise économique et sociale et l’instabilité politique dans les années 1920 ont été à l’origine de la chute de la République de Weimar et de l’avènement du nazisme qui ont ouvert la page la plus sombre dans l’histoire de l’humanité. Depuis cette expérience, l’interventionnisme politique dans la politique monétaire est devenu la hantise et l’indépendance des banques centrales le leitmotiv des économistes.
Mais, ces appels resteront sans réponse et les pouvoirs politiques continueront à exercer leur hégémonie sur les banques centrales après la seconde guerre mondiale à quelques exceptions près. C’est l’épisode de la longue stagflation des années 1970 et du début des années 1980 qui seront à l’origine d’une rupture dans le rapport entre le politique et les banques centrales. En effet, les politiques keynésiennes classiques n’ont pas été en mesure de mettre fin à l’inflation galopante dans la plupart des pays développés dans un contexte de marasme économique et de faible croissance qui ont été à l’origine de l’explosion du chômage.
Ce contexte de crise profonde et d’inefficacité des politiques économiques traditionnelles a été à l’origine d’une contre-révolution dans le domaine de la réflexion et des politiques économiques. Ainsi, le thatchérisme et le reaganisme triomphants ont imposé de grandes réformes néo-libérales afin de favoriser une gestion plus rationnelle de l’économie et éliminer l’interventionnisme étatique en donnant au marché ses lettres de noblesse et en en faisant le véritable régulateur des économies modernes. L’indépendance des banques centrales faisait partie de ces réformes et allait devenir la norme de la gestion des politiques monétaires dès le début des années 1990 avec comme principal objectif, la lutte contre l’inflation et son ciblage à des niveaux bas.
Or, ce principe semble être remis en cause aujourd’hui avec la montée des populismes dans le monde et face aux difficultés et à la crise du modèle démocratique. Même si personnellement, je défends l’indépendance des banques centrales, je crois qu’il est nécessaire de comprendre ces critiques et ces remises en cause et leur apporter les réponses nécessaires dans le fonctionnement des institutions d’émission. Et, pour comprendre ces critiques, il faut revenir aux crises sociales qui prévalent dans le monde et particulièrement les niveaux élevés de chômage et la grande marginalisation sociale. Ces crises, ce désespoir social et le grand abattement sont à l’origine de la montée des populismes et de la critique contre les élites traditionnelles dans le monde. Ces critiques ont touché les théories ainsi que les politiques économiques qui se sont inscrites dans les dogmes des grands équilibres macroéconomiques et ont perdu de vue les équilibres sociaux, les rêves et les espoirs des citoyens. Les banques centrales n’ont pas échappé à ces critiques perçues comme les garants de l’orthodoxie monétaire.
Certes, il me paraît difficile, en dépit des attaques populistes, de revenir sur l’indépendance des banques centrales. Mais, il est nécessaire de reconstruire la légitimité entamée des instituts d’émission en ne limitant pas leur horizon aux grands dogmes de la stabilité monétaire mais en assurant leur ouverture sur l’emploi, la croissance et les rêves d’épanouissement des citoyens. Ces institutions ont su se renouveler et rompre avec les dogmes au moment de la crise de 2008 et 2009 en mettant en place des politiques monétaires d’un grand volontarisme pour échapper à la déflation annoncée et à un moment où les politiques étaient paralysées par la terreur. Il s’agit, aujourd’hui, de faire preuve de la même audace devant la crise sociale ! n