Industrie pharmaceutique tunisienne : De nouvelles perspectives à l’horizon

Le secteur pharmaceutique tunisien continue de prospérer malgré des défis persistants. Au-delà des difficultés que traverse le pays, cette industrie demeure robuste, en répondant aux besoins de la population en médicaments et en contribuant significativement à la prospérité économique du pays. Et ce, même durant les moments les plus difficiles comme en témoigne sa résilience face à la crise sanitaire déclenchée par la Covid-19.

Conscient de l’enjeu, l’État a renforcé son engagement en faveur de ce secteur depuis la fin des années 80. À cette époque, une industrie d’État ne couvrait qu’entre 5 et 6% des besoins nationaux en médicaments. « Une clarification politique en matière d’investissement sectoriel et des mesures incitatives spécifiques ont donc stimulé une dynamique positive dans le secteur »  souligne le conseil national de l’ordre des pharmaciens de Tunisie (CNOPT).
L’évolution du nombre d’unités industrielles dans les domaines du médicament et des dispositifs médicaux a été remarquable. Initialement centrée sur les unités de fabrication de médicaments, cette croissance s’est étendue aux unités de dispositifs médicaux, en particulier celles orientées vers l’exportation.
Cette évolution significative s’est traduite en 2023 par un total de 56 unités pharmaceutiques, dont 28 sont dédiées aux médicaments à usage humain, 6 aux produits vétérinaires et 22 aux dispositifs médicaux. Selon le CNOPT, ces unités contribuent de manière substantielle à l’emploi en Tunisie, avec environ 5000 personnes employées dans le secteur, dont près de la moitié (48%) sont des cadres supérieurs.

Des progrès remarquables
Les données fournies par la Chambre nationale de l’industrie pharmaceutique (CNIP) relevant de l’UTICA, confirment bel et bien cet aperçu impressionnant du dynamisme de ce secteur. En 2022, l’industrie pharmaceutique locale a jouit d’une présence solide sur le marché, avec une répartition entre le marché privé (61%) et le marché hospitalier (18%), et en exportant 21% de sa production vers 39 pays.
Au niveau local, l’industrie pharmaceutique compte plus de 3000 médicaments enregistrés, représentant une valeur totale de 650 millions d’euros. Une grande partie de cette valeur (54%) provient de la production locale, qui équivaut à 355 millions d’unités, soit 77% du volume total.

Dans ce marché, la part des médicaments génériques a progressé de 42% à 46%. Au cours des cinq dernières années, les médicaments génériques ont enregistré une croissance soutenue, affichant une moyenne de 12%, contre seulement 5,7% pour les médicaments princeps.

La diversité des formes posologiques fabriquées en Tunisie est également remarquable, couvrant un large éventail de produits pharmaceutiques, tels que des cytotoxiques hautement actifs, des produits biologiques, des vaccins, des sérums, des poudres sèches pour inhalation (DPI), des aérosols, des injectables, des produits radiopharmaceutiques, des gouttes oculaires, des formes orales sèches, des liquides à usage externe et interne etc.

Autre point fort de l’industrie pharmaceutique locale, c’est sa conformité aux normes internationales les plus strictes en matière de qualité et de sécurité. Comme le souligne la CNIP, cette industrie bénéficie de plusieurs certifications de renommée mondiale, dont l’EU GMP (Good Manufacturing Practices de l’Union européenne), le GCC Accreditation Center, l’ISO 9001 pour la gestion de la qualité, l’OHSAS 18001 pour la santé et la sécurité au travail, ainsi que l’ISO 14001 pour la gestion environnementale. Ces certifications attestent de l’engagement des industriels pharmaceutiques tunisiens à respecter les meilleures pratiques de fabrication, de contrôle qualité et de gestion environnementale, garantissant ainsi la fiabilité et l’efficacité des médicaments produits au niveau local. Cette conformité aux normes internationales est non seulement une garantie de la qualité des produits pharmaceutiques tunisiens, mais renforce également la compétitivité du secteur sur les marchés nationaux et internationaux, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles opportunités d’exportation et de croissance économique pour le pays.

En effet, le marché pharmaceutique tunisien a connu en 2022 une croissance remarquable de plus de 15%, tandis que 21% des médicaments produits en Tunisie ont été exportés vers diverses régions, couvrant notamment le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, le Moyen-Orient, l’Europe et l’Asie. Par ailleurs, l’industrie pharmaceutique tunisienne a investi dans quatre pays – Algérie, Sénégal, Cameroun et Côte d’Ivoire – renforçant ainsi sa présence sur le marché africain.

Défis réglementaires et législatifs

Pendant longtemps en Tunisie, la gestion administrative des médicaments était fragmentée entre plusieurs structures, ce qui constituait un obstacle au développement du secteur de l’industrie pharmaceutique. Longtemps réclamée par les professionnels du secteur, l’Agence nationale du médicament et des produits de santé a été mise en place en vertu de la loi n° 2023-2 du 12 juillet 2023. Perçue comme un signal fort de l’engagement de l’Etat en faveur d’une démarche de consolidation et de développement de cette industrie, cette agence unifie les structures de gestion des médicaments et produits de santé. Elle a pour mission d’instaurer une politique nationale cohérente dans le domaine pharmaceutique, renforçant les contrôles sur la fabrication, l’enregistrement, l’importation, l’exportation, la distribution et la commercialisation de ces produits.
Cependant, et malgré les éloges des industriels pharmaceutiques locaux à l’égard de la création de cette agence, le secteur demeure confronté à des défis majeurs dont notamment la législation en vigueur, jugée « inappropriée » pour encourager son expansion. Il s’agit essentiellement de la loi n°73 régissant les professions pharmaceutiques et dont la révision est désormais une urgence.
Autre défi majeur: celui du retard dans l’octroi des autorisations de mise sur le marché (AMM). Actuellement, des centaines de dossiers d’AMM sont sur la liste d’attente, certains d’entre eux déposés depuis plusieurs années. Cette situation persistante entrave la commercialisation de médicaments nécessitant des investissements colossaux, allant parfois jusqu’à 50 millions de dinars pour certains laboratoires. Vu l’innovation rapide dans ce secteur, de tels délais d’attente prolongés rendraient parfois le médicament obsolète avant même sa mise sur le marché, forçant ainsi les industriels à réinvestir dans de nouvelles recherches et développements pour rester compétitifs.
Pour remédier à cette situation, les industriels proposent une solution alternative à savoir le contrôle post-marketing. Cette approche vise à introduire les molécules sur le marché après des tests rigoureux en laboratoire.

Les médicaments biosimilaires : un potentiel sous-exploité
Le développement des médicaments biosimilaires représente un autre défi de taille pour l’industrie pharmaceutique en Tunisie. Un biosimilaire est un médicament biologique de référence dont le brevet est tombé dans le domaine public et dont le procédé de fabrication a pu être copié par un autre laboratoire. Bien que les premières demandes d’autorisation remontent à 2002, le progrès dans ce domaine reste lent. En raison du coût élevé de production, l’accent est principalement mis sur les médicaments génériques, compromettant ainsi l’accès aux biosimilaires. En effet, en 2024, quelques 3168 médicaments génériques sont fabriqués en Tunisie contre 46 médicaments biosimilaires seulement. C’est pourquoi des voix s’élèvent pour revendiquer la création d’une société spécialisée dans les biosimilaires, soulignant ainsi un intérêt croissant pour ce secteur. Bien que les compétences nécessaires pour produire et reproduire des biosimilaires soient disponibles dans le pays, il est essentiel que la politique nationale les soutienne et leur offre les moyens nécessaires pour leur développement professionnel et scientifique, afin de les retenir en Tunisie.
La politique tarifaire représente également un véritable challenge pour l’industrie pharmaceutique, créant des obstacles importants à son développement. Actuellement, la révision des prix est limitée par les réglementations sur les achats des organismes publics, exposant ainsi le secteur à la dépréciation du dinar tunisien sur les marchés des changes. De plus, les coûts logistiques ont connu une hausse vertigineuse depuis la pandémie de la Covid-19 notamment, impactant considérablement les prix des médicaments. Cette situation suscite des inquiétudes quant à la compétitivité des fabricants locaux. Et ce, à coté de la TVA de 7% appliquée aux médicaments fabriqués en Tunisie, tandis que les produits importés en sont exemptés.
« La Pharmacie Centrale de Tunisie (PCT), en tant qu’organe exclusif d’importation, importe des produits ayant des similaires sur le marché local lésant ainsi la production nationale« , comme le souligne le CNOPT.
Pour remédier à la situation, les professionnels du secteur recommandent la création d’un comité unique des prix qui se chargera de la révision et de la fixation des prix des médicaments en Tunisie.

Renforcer le partenariat avec l’UE: une stratégie d’expansion prometteuse
Bien que le secteur pharmaceutique en Tunisie est confronté à divers défis, son potentiel demeure prometteur d’où l’importance de chercher de nouveaux partenariats à l’échelle internationale pour donner une nouvelle dimension à son expansion.
Si les partenariats avec des acteurs africains se renforcent et s’affirment comme des leviers stratégiques, il est primordial de garder en perspective les opportunités que présente le marché européen. Cependant, la pénétration des médicaments tunisiens sur le marché européen représente un défi majeur pour les industriels pharmaceutiques locaux, en raison de plusieurs facteurs, notamment une concurrence acharnée. La reconnaissance par l’Union européenne de l’inspection des médicaments en Tunisie constitue aussi un véritable challenge pour l’industrie pharmaceutique locale. Avant leur commercialisation en Europe, les produits pharmaceutiques tunisiens doivent faire l’objet d’une inspection européenne ce qui peut occasionner des retards considérables. Cette problématique qui a été régulièrement abordée sans pour autant aboutir à une solution nécessite un intérêt particulier selon Lotfi Sellami, ancien directeur de l’inspection pharmaceutique  qui a dirigé plusieurs missions d’inspection pour l’ANSM (ndlr: France) entre 2010 et 2018.
Bien que la commercialisation des médicaments fabriqués en Tunisie sur le marché européen demeure un défi de taille pour les industriels pharmaceutiques tunisiens, ce marché offre d’autres opportunités et un terrain fertile pour l’industrie pharmaceutique locale.
En effet, la pandémie de la Covid-19 a mis en lumière la dépendance européenne à l’Asie en matière de médicaments, ravivant ainsi les appels à la relocalisation de la production des ingrédients pharmaceutiques. À titre d’exemple, l’Académie nationale de pharmacie (France) a tiré en 2020 la sonnette d’alarme appelant à la relocalisation de la production des principes actifs, mais aussi celle des produits finis, des excipients et même de la verrerie nécessaire aux injections: la chaîne de production dans sa totalité devrait être localisée à proximité.
Dans ce contexte, la proximité de l’Afrique du Nord, et en particulier de la Tunisie, offre une opportunité stratégique pour établir une plateforme de fabrication destinée à l’approvisionnement du marché européen. De nouveaux partenariats avec l’Europe offriraient également la possibilité de s’intégrer dans des pôles de recherche et d’innovation pharmaceutique de renommée mondiale.
Ainsi, le Forum de l’Investissement en Tunisie (Tunisia Investment Forum- TIF) organisé par l’Agence de Promotion de l’Investissement Extérieur (Foreign Investment Promotion Agency – FIPA) en partenariat avec l’Union européenne, se présente comme une opportunité stratégique pour soutenir et promouvoir l’industrie pharmaceutique locale au sein de l’Union Européenne, voire à l’échelle internationale. Prévue les 12 et 13 juin 2024 à Tunis, cette 21ème édition constitue une plateforme par excellence pour entamer de nouveaux partenariats stratégiques dans ce secteur clé.
En effet, l’industrie pharmaceutique sera parmi les secteurs à forte valeur ajoutée sur lesquels l’accent sera mis lors de ce forum. Cela offrira aux acteurs locaux une occasion d’échanger des idées et des expériences et d’explorer de nouvelles voies de collaboration avec des partenaires européens et internationaux.
En collaborant étroitement avec des partenaires de renom, le secteur pharmaceutique tunisien pourra non seulement relever les défis actuels, mais également exploiter pleinement son potentiel pour contribuer de manière significative à la prospérité économique du pays.

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