Parallèlement à la crise économique, la région arabe traverse également une importante crise sociale. La crise de l’Etat-providence dès le début des années 1980 était à l’origine de l’effondrement du contrat social post-colonial et de la montée du chômage, de la pauvreté et des inégalités sociales dans la plupart des pays arabes. Le chômage sera renforcé par l’apparition de celui des jeunes diplômés qui sera une importante source d’instabilité politique et sociale dans tous les pays de la région.
En dépit des politiques actives mises en place par la plupart des pays pour faire face à la montée du chômage, son niveau est resté élevé et l’emploi deviendra l’une des principales revendications des révolutions arabes.
Ces révolutions et les projets de changement politique ont ouvert l’espoir dans l’ensemble de la région de construire de nouveaux modèles de développement capables de relancer l’emploi et la confiance dans l’avenir des jeunes. Mais, ces espoirs seront déçus après cette décennie des révolutions arabes et la marginalisation, les inégalités et le désespoir vont marquer les dynamiques politiques et sociales dans toute la région.
Les données récentes montrent la poursuite de la crise sociale et la détérioration des résultats de l’emploi et de la pauvreté dans la plupart des pays arabes. Pour ce qui est de l’emploi, la moyenne du chômage dans la région était de 11,8% en 2021. Or, cette moyenne cache des niveaux de chômage très élevés dans un grand nombre de pays dont l’Algérie avec un taux de 17,4%, la Tunisie avec 18,2%, la Jordanie avec 21,1%, l’Irak avec 19,4% et le Liban avec 43,5%.
Parallèlement à l’accroissement du niveau du chômage, la crise sociale s’est manifestée avec la montée du niveau de la pauvreté avec une moyenne régionale de 26,9% en 2021. Mais, cette moyenne cache des niveaux plus élevés dans d’autres pays dont l’Egypte avec un taux de 28,62%, le Liban avec 73,4%, le Soudan avec 38,52% et la Syrie avec 63,24%.
Ces indicateurs sont significatifs de l’ampleur de la crise sociale que le monde arabe est en train de traverser. Cette crise sociale contribue aux hésitations et au désarroi que connaît le monde arabe suite à l’essoufflement du contrat social de l’Etat national et notre incapacité d’en construire un nouveau plus démocratique et inclusif.
La religion, la politique et la survivance du rêve du califat
Le désarroi et les incertitudes du monde arabe ne se limitent pas aux aspects économiques et sociaux mais touchent également le rôle central qu’occupe désormais la religion dans l’espace public, notamment à travers les mouvements de l’islam politique.
Si l’apparition de ces mouvements remonte aux années 1920 avec la naissance des Frères musulmans en Egypte, le développement et la généralisation de l’islam politique dans l’espace public arabe se situent à la fin des années 1970 dans le sillage du succès de la révolution islamique en Iran en 1979 et avec la renaissance islamiste qui l’a accompagnée.
Les mouvements de l’islam politique ont constitué une importante opposition à l’Etat national et à son projet moderniste après le recul des mouvements de gauche et démocratique. Ces mouvements ont mis l’accent sur leurs nouveaux projets politiques dont la seule alternative à la crise de l’Etat moderne dans le monde arabe est le retour à l’âge d’or du califat. Les mouvements islamistes ne se sont pas limités à des appels pacifiques à ce projet, mais rapidement vont faire de la lutte armée et du djihad le moyen et une voie rapide pour atteindre cet objectif. La crise de l’Etat et la perte du monopole de la violence légitime, particulièrement après les révolutions arabes, vont ouvrir un espace important pour le développement de ces mouvements. Ce nouveau contexte politique a été à l’origine du développement de la violence et de la brutalité dans l’espace public arabe.
Mais, ces rêves des mouvements islamistes et djihadistes vont tourner au cauchemar et l’espoir d’un retour au califat sera remis en cause par le retour des institutions de l’Etat qui ont retrouvé leur souffle et qui ont réussi à défendre l’Etat moderne et les principes de la civilité de l’Etat face aux projets islamistes.
En dépit de la défaite des mouvements djihadistes, les rapports entre la religion et le politique dans la région sont restés troublés et hésitants entre l’inscription définitive dans les choix démocratiques d’un côté ou la poursuite du retour à l’âge d’or et des chimères du califat.
Effondrement de l’ordre arabe, interventions étrangères et crise des institutions régionales
Les crises du monde arabe ne se réduisent pas à l’essoufflement du projet de l’Etat national mais intègrent également l’effondrement de l’ordre arabe mis en place par les leaders du mouvement national depuis la fin des années 1950 et suite à l’arrivée des premiers arabes aux indépendances. Cet ordre arabe a réussi à construire des relations d’échange et de coopération entre les différents pays. Cette coopération et la solidarité arabe avaient le vent en poupe dans cette période nationaliste amenant certains pays à annoncer leur intégration et unification. Et même si ces expériences n’ont pas duré longtemps, elles étaient significatives de cette volonté de coopération et de solidarité.
Le système arabe a réussi au cours de ces premières années à mettre en place des mécanismes de coopération à travers les accords de libre-échange de marchandises, l’appui financier des pays riches aux pays pauvres, la facilitation de la circulation de la main-d’œuvre entre pays arabes et un accroissement rapide des investissements directs dans l’espace régional.
Les institutions arabes, particulièrement la Ligue arabe ainsi que les institutions financières et techniques, ont joué un rôle important dans la construction de l’ordre arabe et dans son renforcement, ce qui a conféré au rêve de l’unité arabe une réalité concrète.
Mais, ce rêve ne résistera pas longtemps à la montée des intérêts nationaux qui seront à l’origine de conflits et parfois même de guerres ouvertes entre pays. La montée des tensions et des conflits entre les différents pays a ouvert la porte aux interventions étrangères qui vont remettre en cause cet ordre et l’affaiblir.
L’ordre arabe traverse aujourd’hui une importante crise dont la principale manifestation est le report du prochain sommet arabe qui devrait se dérouler au cours du mois de mars 2022 en Algérie. La région arabe sera la seule région au monde dont les dirigeants ne se sont pas réunis dans un sommet depuis le dernier tenu en Tunisie le 31 mars 2019.
Comme l’avait dit l’homme de théâtre Raja Farhat il y a plus de quatre décennies, l’Orient est dans un grand désarroi. Ses doutes et ses hésitations concernent les options d’avenir entre la rupture avec l’ancien et la construction d’une nouvelle expérience politique à travers des réformes politiques et économiques avec les risques que cela comporte ou la restauration d’un passé qui nous a garanti la stabilité et l’ordre sous des régimes despotiques et autoritaires.
La sortie de ce désarroi et de ces hésitations exige la définition d’un nouveau projet civilisationnel et politique capable de nous ouvrir de nouveaux horizons pour le vivre-ensemble dans notre région. Ce projet nécessite la construction d’un front large des forces politiques et sociales capables de porter ce projet et de convaincre les populations que seuls l’audace et le courage nous permettront de sortir de la peur et du désarroi et d’envisager une nouvelle expérience politique avec confiance.