Inquiétudes

Il ne reste plus que quelques jours avant l’expiration du délai constitutionnel de 30 jours attribué par la Loi Fondamentale de 2014 à l’Etat d’exception décrété par le président Kaïs Saïed le 25 juillet dernier. Les Tunisiens commencent à avoir sérieusement peur. Le flou plane, encore, sur le tournant politique de l’après-25 juillet. Pas de feuille de route, pas de nouveau Chef de gouvernement, pas de discours présidentiel explicatif sur la vision et la stratégie futures. Kaïs Saïed est un anticonformiste, il impose ses propres règles et avance à son rythme, ce qui inquiète aussi bien ses détracteurs que ses partisans, que les partenaires étrangers qui soutiennent financièrement la Tunisie dans la grave crise politique, économique, sanitaire et sociale qu’elle traverse.

Les décisions du 25 juillet 2021 ne sont pas une fin en soi, c’est une étape dans l’histoire de la Tunisie qui deviendra historique quand ses objectifs seront concrétisés. En ne donnant pas suite à ses décisions, Kaïs Saïed a laissé libre cours à toutes les interprétations et les rumeurs et surtout, à l’ingérence de pays étrangers. Des partis politiques lui reprochent de donner ainsi l’occasion à des pays étrangers de dicter aux Tunisiens le modèle politique qu’ils n’ont pas choisi, parce que lui, le président de la République, donne l’impression de ne pas savoir quoi faire.

Sa surdité à tous les appels, à toutes les lettres ouvertes et à toutes les implorations,  sur la nécessité de donner une suite rapide aux décisions du 25 juillet, éveille des soupçons sur le sérieux de son entreprise que certains n’hésitent pas à qualifier de «hasardeuse», et amplifie la peur de ses partisans de rater cette occasion précieuse de tourner la page de la sinistre Troïka, du Consensus fallacieux Nidaa-Ennahdha et de l’alliance du mal Ennahdha-Qalb Tounes-Al Karama. Pourtant, il se trame bien des choses sur les plans sécuritaire et judiciaire, des choses inédites qu’aucun chef d’Etat n’a réalisées : des arrestations, des assignations à résidence et des interdictions de voyage de nombre de personnalités de haut rang, en l’occurrence des ministres, des magistrats, des députés, de hauts fonctionnaires, sans oublier l’ouverture d’enquêtes sur de grosses affaires de corruption. L’opération «mani puliti» de Kaïs Saïed a effectivement démarré ; il a même promis un tsunami politique pour déraciner la corruption de la fonction et du service publics. «Quiconque, quelle que soit sa position, a volé l’argent public n’échappera pas à la justice», a-t-il promis. Des dossiers de corruption liés à la CPG (affaire du transport du phosphate), à la SNCFT (marché d’acquisition de poutres en bois), à l’UTAP (secteur des fourrages), au ministère du Commerce (accord commercial avec la Turquie) et d’autres encore sont désormais, soit en cours d’examen, soit devant l’instruction publique. Kaïs Saïed a cassé les codes et les verrous, personne n’est en mesure aujourd’hui d’en prévoir les conséquences. Ce qui n’est pas pour rassurer les milieux des affaires et les lobbys, ni les organisations de défense des droits et des libertés, qui accusent Kaïs Saïed de mettre en péril le processus démocratique et d’être un projet de dictateur. Pourtant, n’est-ce pas pour écarter le danger imminent  de la corruption qui a ruiné l’Etat tunisien et celui de l’alliance politique au pouvoir qui a mené le pays à l’impasse que le président Kaïs Saïed  a activé l’article 80 de la Constitution de 2014 ? Comment l’écarter autrement que par la force de la loi ?

Toutefois, les Tunisiens n’ont pas donné un chèque en blanc à Kaïs Saïed, loin s’en faut. Il paiera cher leur soutien, s’il les déçoit. La déception ne viendra pas de la probabilité qu’il prolonge le délai de 30 jours supplémentaires pour permettre aux juges d’achever leur travail pour donner l’occasion à l’ARP de redémarrer sur des bases plus saines, mais du risque  que les gros poissons échappent à la reddition des comptes, comme Rached Ghannouchi, Noureddine Bhiri, Abdelkrim Harouni, Imed Khemiri et d’autres. Ces dirigeants islamistes en ont appelé aux Américains pour les sortir de la trappe posée par Kaïs Saïed et ont usé de tous les subterfuges et de diverses menaces pour influencer l’opinion nationale et internationale. En vain, pour le moment, mais la partie n’est pas encore terminée.

En attendant, les visites inopinées quotidiennes de Kaïs Saïed n’ont pas encore porté leurs fruits et suscitent des doutes sur leurs résultats et leur efficacité, notamment dans la chute des prix à la consommation, dans la baisse des marges bénéficiaires des grandes surfaces, dans la distribution de l’eau potable à tous les Tunisiens, dans l’allègement des factures de la Steg… Du côté des exploitants  des sources d’eau minérale, du moins, la réaction a été rapide : plusieurs marques ont disparu des commerces. La spéculation a encore de beaux jours devant elle. Kaïs Saïed ne pourra pas seul faire face aux innombrables problèmes auxquels la Tunisie est confrontée, en particulier l’hégémonie des puissants lobbys, la propagation de la grande et la petite corruption et les résistances internes. Ce pourquoi, beaucoup s’inquiètent et le somment de désigner un nouveau Chef de gouvernement et de proposer une feuille de route pour baliser ensemble la voie du futur que les Tunisiens, qui ont fait tomber le régime de Ben Ali et l’islam radical, veulent construire en toute liberté et en connaissance de cause. Kaïs Saïed, lui, demande aux Tunisiens «un peu de patience», promettant que cette phase exceptionnelle finira bientôt avec les résultats que souhaite le peuple tunisien. Entendre par là que les Américains ne lui ont pas demandé de faire revenir l’ARP avec Ennahdha.

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