Sihem Bensedrine a été élue le 17 juin 2014 à la tête de l’Instance vérité et dignité, talonnée par deux vice-présidents, Mohamed Ben Salem et Zouheïr Makhlouf. Cette présidence n’est pas du goût de tout le monde et suscite des polémiques et une contestation, y compris au sein même de cette Instance. Bien que, pour l’instant, les 15 membres ayant participé au vote ne souhaitent pas commenter cette décision et préfèrent garder le silence.
Une personnalité controversée
Que ce soit à l’époque de la dictature ou après le 14 janvier, le personnage de Sihem Bensedrine ne cesse de susciter les controverses. Une fois désignée à la tête de l’Instance vérité et dignité, elle provoque des craintes, des critiques acerbes et des appels au boycott.
Ces critiques sont excessives selon Anouar Moalla, journaliste et analyste politique. En exemple, il cite l’émission de la chaine Tv El Hiwar Ettounsi, mardi soir, 17 juin. Il y avait un invité unique : Tahar Belhassine, patron de la chaine. S’en suivit un très long réquisitoire contre Sihem Bensedrine. Sans contradicteur. On peut penser ce qu’on veut de SBS, et je concède que c’est une figure controversée. Mais une chaîne qui se respecte ne peut consacrer une soirée, ou une émission rediffusée plusieurs fois, à parler négativement d’un personnage public, sans que cette personne (ou une personne qui lui est proche) n’ait été également invitée à l’émission, avec la possibilité de défendre un point de vue différent.»
Selon nos informations et des témoignages qui préfèrent rester anonymes, beaucoup craignent son « esprit revanchard » ; d’autres n’hésitent pas à faire douter de la sincérité de son militantisme en la qualifiant de « commerçante des Droits de l’Homme ». Bon nombre insistent sur sa partialité présumée à cause de « son rapprochement progressif du parti Ennahdha […] elle transformera cette instance en un instrument de règlement de comptes avec ceux qui ne partagent pas ses orientations ».
« La nomination de Sihem Bensedrine, insiste l’un de nos interlocuteurs, est une provocation pire que celle de la publication du livre noir […]
Bensedrine a détruit en coopération avec son ami juge et ancien ministre de l’Intérieur, Farhat Rajhi, la carrière de dizaines de hauts cadres du ministère de l’Intérieur ayant sacrifié leurs vies à la lutte contre le terrorisme. Dans un pays encore instable, elle pourrait, par sa gestion, provoquer un climat de violences. En matière de gestion et de responsabilité, il n’y a qu’a voir comment la radio Kalima et les droits de ses journalistes ont été traités ». Ses rapports avec les Ligues de protection de la révolution sont souvent en exemple de son ambiguïté. Dès lors, son élection pour travailler quatre années durant à activer le processus de la justice transitionnelle est perçu par bon nombre d’acteurs de la « société civile » comme une entrave majeure au caractère pacifique de la transition démocratique en cours en Tunisie.
Tiraillements
Pour exprimer la voix de Sihem Bensedrine sur ces critiques, nous citons une interview datée du 13 décembre 2013 qu’elle avait accordée à AlHuffington Post Maghreb : « En lieu et place de la vérité, les campagnes d’intimidation et de dénigrement contre ceux qui réclamaient l’accélération du processus de justice transitionnelle et l’ouverture des archives se sont multipliées. […] Toutes ces campagnes sur un accès aux archives dont j’aurais bénéficié durant le passage de Farhat Rajhi au ministère de l’Intérieur relèvent de cette tentative de dissuader toute initiative citoyenne dans ce sens. Le ministre Rajhi lui-même n’a pas eu accès aux archives de la police politique. On m’a proposé au début de la Révolution «d’acheter» les archives qui me concernent ! J’avais bien sûr refusé et répondu «je ne me reconnais pas dans cette Révolution où la vérité se vend et s’achète, elle sera dévoilée un jour ou l’autre, je n’en suis pas la principale destinataire ! ».
«En faisant les comptes, déclare Amor Safraoui, Président de la Coordination indépendante pour la justice transitionnelle, on découvre que 80% des membres composant l’Instance sont partisans d’Ennahdha. C’est dommage pour une instance d’une importance capitale dans l’histoire de notre pays, et qu’on voulait intègre, impartiale et apolitique et à laquelle on a confié la grande responsabilité de redresser les torts et de réparer les injustices dont les Tunisiens ont souffert pendant plus de cinquante ans […] je suis pour l’arrêt de cette Instance et pour son lancement autrement».
Lors de ces élections, Sihem Bensedrine était opposée, entre autres, à Khaled Krichi. Avocat, ancien prisonnier politique et défenseur de tous les détenus d’opinion, y compris les islamistes, il est connu par sa probité et son militantisme désintéressé.
Selon nos informations, Khaled Krichi, a refusé le poste de vice-président. Il estime, malgré les polémiques qui entourent le démarrage de l’IVD, que la nouvelle structure constitue un nouveau jalon important pour l’édification d’un État démocratique. Mais la réussite du processus de la justice transitionnelle, ajoute Khaled Krichi, n’est pas seulement l’apanage de l’Instance, mais une responsabilité collective.
Des observateurs européens n’hésitent pas, en outre, à manifester leur satisfaction quant à l’élection de Sihem Bensedrine à la tête de l’Instance vérité et dignité dont ils considèrent et reconnaissent la bonne réputation. « La Tunisie, écrit Hélène Flautre, députée au parlement européen et Vice-présidente du Conseil d’administration du Mouvement européen-France, se dote d’une instance vérité et dignité chargée de faire la lumière sur les violations des droits de 1955 à 2013. Elle sera présidée par la militante des Droits de l’Homme Sihem Bensedrine. C’est après l’adoption de la Constitution une excellente nouvelle pour la transition démocratique en Tunisie ».
Dans ce climat délétère fait de tiraillements et d’oppositions, quel avenir pour cette Instance, arrivera-t- elle à remplir son rôle crucial de recherche de la vérité et d’apaisement des blessures du passé sans esprit de revanche et en toute indépendance ? Ses premiers pas ne le promettent pas. Pour le reste, l’avenir nous le dira.
Mohamed Ali Elhaou