Instances Publiques Indépendantes et redevabilité: le long chemin de la consécration

Une journée d’étude sur la thématique « Les instances publiques indépendantes et la redevabilité » a été organisée mercredi 30 juin 2021 à Tunis en présence, notamment, des présidents et représentants des instances constitutionnelles et publiques.

Organisée dans le cadre du projet TRUST et initié par le consortium « Droits de l’Homme et redevabilité », cette journée d’étude a été consacrée au débat sur la mise en œuvre de la redevabilité des organismes publics. Cet événement a également permis aux différents intervenants de jeter la lumière sur les problématiques qui pourraient entraver la consécration du principe de la redevabilité dans un contexte de transition démocratique.

Lors de son intervention, l’enseignante universitaire spécialiste en droit constitutionnel, Salsabil Klibi, a affirmé que la notion de la redevabilité en tant que l’un des points forts de la nouvelle constitution de 2014 perd son sens en l’absence de sanctions.

Redevabilité et instances publiques indépendantes: quelle relation? 

Elle a également considéré que face à la crise actuelle entre les trois pouvoirs, les instances publiques indépendantes et particulièrement les cinq instances constitutionnelles constituent un nouveau pouvoir et donc une alternative par excellence quant à la consécration de la redevabilité.

Salsabil Klibi a, toutefois, souligné l’importance de la garantie de l’indépendance juridique de ces instances pour faire face à toute tentative d’intervention abusive du pouvoir exécutif (NDLR : limogeages ou nominations). Elle a également mis l’accent sur la nécessité de fournir les ressources financières et humaines nécessaires à ces instances pour qu’elles puissent jouer leur rôle en tant qu’acteurs de la redevabilité.

Par ailleurs, elle a estimé que la relation entre la redevabilité et les instances demeure marginalisée tant que la quasi-totalité de ces dernières ne jouent pas un rôle judiciaire. « Tout ce qui a été fait par ces instances en terme d’investigation est à saluer mais les délais de traitement de ces dossiers consacre le dénis de la justice. L’intervention des instances dans l’investigation est centrale mais la synergie entre la justice et ces instances fait défaut. D’où la nécessité d’améliorer cette relation. » a-t-elle affirmé. Et d’ajouter: « Il est grand temps pour que ces instances composent avec la Cour africaine des droits de l’homme comme c’est le cas dans des Etats européens pour booster le dossier des droits de l’homme en relation avec la redevabilité« .

De son coté, Raoudha Laabidi, présidente de l’instance nationale de lutte contre la traite des personnes a mis l’accent sur le rôle crucial joué par les instances publiques en terme de consécration de la redevabilité en dépit de toutes les lacunes et difficultés.

Elle a indiqué que l’instance fait l’objet de redevabilité par rapport à son rendement mais exerce en même temps la redevabilité sur les institutions de l’Etat. Elle a, toutefois, souligné les problématiques auxquelles fait face l’instance lors de cet exercice. A titre d’exemple, les correspondances adressées par l’instance aux autorités concernant l’affaire de l’école coranique de Regueb n’ont pas eu, jusque là, de réponse.

Raoudha Laabidi a considéré que le chemin est encore long vers la consécration.  « 10 ans ne sont pas assez suffisants pour instaurer tous les fondements de la démocratie » a-t-elle affirmé. Et d’ajouter : « En dépit des mauvais choix sur le plan politique, nous avons pu réaliser de grands pas en matière de droits de l’homme et de transition démocratique. L’avenir de la Tunisie sera meilleur… Les crises continueront à exister mais il n’est pas question de faire pas en arrière. »

La magistrate a affirmé que la pérennité de ces instances qui constituent une planche de salut pour le pays devrait être assurée à travers l’unification et la coordination des efforts des différentes parties.

La consécration de la redevabilité en Tunisie: Etat des lieux 

De son coté, le président de l’Instance nationale pour la prévention de la torture, Fathi Jarray a affirmé que tout le monde devrait faire l’objet de redevabilité y compris les syndicats qui se considèrent désormais au dessus de tous et se voient attribuer des missions qui ne sont pas les leurs à savoir les nominations des hauts responsables de l’Etat et l’initiation du dialogue national. « On ne fait que gérer les catastrophes du quotidien… Nous sommes malheureusement dans un contexte où nous ne pouvons pas parler de redevabilité et de bonne gouvernance d’où la nécessité d’élaborer tout un plan stratégique à long terme » a-t-il affirmé.

Pour sa part, Chawki Gaddes, président de l’Instance nationale de protection des données personnelles a assuré que l’instance exerce toutes ses prérogatives en terme de redevabilité vis à vis de toutes les structures de gestion des données personnelles dont le nombre s’élève à 420 en Tunisie. Il a indiqué que ces structures sont appelées à fournir à l’instance des preuves quant à leur engagement en faveur de la protection des données et conformité aux textes de loi en vigueur. Ainsi, le citoyen pourrait, en consultant le site web de l’instance, s’informer sur le respect des données personnelles par les départements ministériels à titre d’exemple.

Il a également rappelé que grâce aux efforts fournis par l’instance, le gouvernement a fini par retirer le projet de la carte d’identité biométrique compte tenu de sa non-conformité à la protection des données personnelles.

Intervention de M. Nouri Lajmi, président de la HAICA Source: page FC Ambassade de Suisse en Tunisie

Par ailleurs, Chakwi Gaddes a estimé que l’indépendance de certaines instances est désormais remises en cause en raison des rangs et avantages de ministre attribués à leurs présidents. Il cite l’exemple de Adel Boukhris, ancien président de l’INLUCC qui s’est vu nommé et limogé en quelques mois sans trop faire de bruit. Selon lui, ces privilèges ne sont qu’un outil d’instrumentalisation de ces instances. Dans ce contexte, Chakwi Gaddes met en garde contre un éventuel retour en arrière.

Pour Adnen Lassoued, représentant de l’Instance Nationale d’accès à l’information, le droit d’accès à l’information est considéré comme étant l’un des fondements de la consécration de la redevabilité et de la transparence. Sans ce droit garanti par la constitution et protégé par l’instance, l’évaluation du rendement des institutions et hauts responsables de l’Etat devient de plus en plus complexe.

De son coté, Nouri Lajmi, président de la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle a considéré que les instances publiques en tant qu’outil fondamental de la consécration des fondements de la démocratie y compris la redevabilité font face à la nonchalance et à la passivité des pouvoirs exécutif et législatif. Il regrette, dans ce contexte, le silence aberrant des autorités face aux dépassements commis par certains propriétaires de médias audiovisuels à l’instar de l’élu du peuple propriétaire d’une chaine de radio.

L’indépendance des instances, une nécessité pour la mise en œuvre de la redevabilité 

Il a également évoqué la lenteur de l’interaction des autorités face aux requête de la HAICA. Il cite l’exemple de l’affaire de limogeage en 2015 du PDG de la Télévision tunisienne par le chef du gouvernement. Il a fallu attendre jusqu’au mars 2021 pour que cette décision soit rejetée par la justice.

Par ailleurs, Nouri Lajmi a évoqué les difficultés qui entravent l’action de certaines instances et de la HAICA en particulier. Il s’agit essentiellement du statut juridique ainsi que des ressources humaines et financières.

M. Nabil Selmi

S’exprimant lors d’une déclaration à Réalités Online, Nabil Selmi, expert du projet TRUST a affirmé que la journée d’étude a permis d’établir le constat suivant: la consécration des instances en tant qu’acteurs de redevabilité fait face à diverses difficultés. « Il y a un cadre normatif qui existe mais qui a plusieurs vitesses. Il y a des instances qui sont déjà installées alors que d’autres attendent toujours un cadre légal ou la nomination des membres. Cette consécration est en difficulté bien qu’elle existe. A travers les interventions des instances, on a constaté qu’il y a plusieurs défis essentiellement au niveau de la consécration de l’indépendance de ces instances en tant que composante fondamentale pour qu’elles exercent leur rôle d’acteur de redevabilité. Il y a également des défis qui concernent la mobilisation des ressources pour que ces instances puissent exercer leurs mandats dans les meilleures conditions« , a-t-il expliqué.

M. Willi Graf

De son coté, Willi Graf, directeur de coopération à l’ambassade de Suisse en Tunisie a considéré qu’à travers le Projet TRUST, la Suisse confirme son engagement envers la transition démocratique en Tunisie en appuyant les instances publiques en tant qu’acteurs de la recevabilité.

« Nous saluons les efforts de la Tunisie qui a adopté une constitution qui prévoit un système de redevabilité de tout le travail administratif et des instances spécialisées sur les différentes questions primordiales telles que la liberté d’expression, la lutte contre la corruption etc. La Suisse s’est engagée depuis plusieurs années en faveur de certaines instances à travers des actions concrètes telle que l’ISIE. Aujourd’hui, nous sommes conscients de la nécessité de renforcer le système dans son intégralité. C’est dans cet objectif que nous avons conçu avec nos partenaires le projet TRUST qui permet l’échange entre les instances sur leurs méthodologies et manières de travailler avec l’administration, la société civile et les citoyens. Pour la suisse, il s’agit de donner un appui modeste à tout un système et nous sommes persuadés que les acteurs tunisiens sauront trouver les accords nécessaires pour avoir un système de redevabilité  satisfaisant et d’une grande performance » a-t-il affirmé au micro de Réalités Online. 

Pour avoir plus de détails sur la journée d’étude, veuillez télécharger la Note-conceptuelle 

Photo de groupe en marge de la journée d’étude *Source: Page FB de l’Ambassade de Suisse en Tunisie

 

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