Avec une marge d’erreur infime dans les sondages pour le second tour de la présidentielle, le bureau d’études Sigma Conseil décolle dans le baromètre de fiabilité. Son équipe garde les pieds sur terre : « chaque sondage est une nouvelle responsabilité».
« A ceux qui doutent de notre travail, nous répondons par les chiffres. Ni plus, ni moins ». Wassim Ben Hmida, responsable de la production au bureau d’études Sigma Conseil, une tablette tactile à la main, quitte le rez-de-chaussée où se niche un centre d’appel pour rejoindre le département médias, au premier étage. Le jeune homme d’à peine 27 ans ne cache pas un sourire triomphaliste : « Nous avons annoncé la victoire de Beji Caid Essebsi avec un pourcentage proche de la réalité ». 55,5 %, soit un écart de 0,18 point. Une performance saluée par les médias mais qui fera aussi grincer les dents : « Les perdants dans les sondages sont toujours mécontents », concède le responsable. Il n’en fait pas un drame pour autant : « Dans notre métier, nous apprenons à faire face à toutes les déconvenues ».
Dans ce bâtiment entouré d’un petit jardin en plein quartier résidentiel de la capitale, environ 150 jeunes se partagent différentes fonctions : téléopératrices, enquêteurs, superviseurs, responsable de département….Ils réalisent des questionnaires, des échantillons, recueillent les avis, les intentions, calculent l’audimat, se déplacent sur le terrain… « Avec la chute de la dictature, notre champ d’action s’est élargi. Nous y avons introduit le sondage politique», souligne Hatem Daguechi, chef du département médias. « Nous en avons effectué plus de 100 depuis 2011 en se basant sur plusieurs méthodologies ».
Crédibilité en jeu
Discrédités pendant l’ancien régime, les instituts de sondage n’avaient d’autre choix que de parfaire leur image dans une Tunisie en quête de vérité et de transparence. La tâche n’était pas facile dans un secteur non réglementé, où la concurrence loyale et déloyale était déjà engagée. « Nous n’avons pas droit à l’erreur ! », martèle le responsable médias à Sigma. « Il y va de notre réputation. A quoi cela nous servirait de publier de faux pourcentages ou de jouer le jeu d’une quelconque partie ? On ne badine pas avec notre crédibilité ».
Fondé en 1998 par Hassen Zargouni, un féru de mathématiques diplômé de l’École nationale de la statistique et de l’administration économique à Paris, Sigma Conseil devait se défaire au lendemain de la Révolution de l’étiquette de connivence avec l’ancien régime. Ses sondeurs devaient également faire oublier leurs faux pronostics lors des élections législatives de 2011. Trois ans après, le pari est quasiment remporté. « Nous avons travaillé très dur pendant des mois », affirme Thouweiba Nafti, directrice des études quantitatives: « Nous vivions pour la première fois l’expérience de sortie des urnes. C’est une fierté pour nous d’abord et pour l’ensemble des statisticiens tunisiens. Le sondage n’est pas une science exacte mais c’est un baromètre de démocratie. Ici, chaque sondage est une aventure à part. Une nouvelle responsabilité».
L’équipe garde en mémoire tous les détails, minute par minute, de la soirée électorale « Nous avons travaillé jusqu’à trois heures du matin », se réjouit malgré la fatigue Hatem Daguechi ; « je n’ai pas fermé l’œil ce soir là. Jamais je n’avais senti une telle pression». À ses côtés, Wassim Ben Hmida précise : « Une semaine avant les élections, nous avons mobilisé une équipe qui avait bénéficié au préalable d’une formation. Nous en avons sélectionné les meilleurs éléments ».
Ni ange, ni démon
350 jeunes enquêteurs au total vont se déplacer, quarante huit heures avant le vote, un peu partout à travers le pays. Le jour j, dès 8 heures du matin, ces jeunes enquêteurs se tenaient prêts devant les bureaux de vote. Ils vont fournir par téléphone à l’équipe restée sur place de nouvelles données toutes les heures. La pression allait s’accentuer à partir de 15 heures. « Nous avions éteint nos portables pour ne pas répondre aux communications personnelles.
Certes, chacun a ses propres convictions politiques mais pour gagner la bataille de l’exactitude et de la précision, il fallait faire preuve de neutralité et rester à l’écart de toute influence. La seule victoire devait être celle de notre travail et de nos chiffres». Un brin de soulagement à partir de 18 heures à la sortie des urnes. Or, une nouvelle épreuve attendait déjà l’équipe : la confrontation de ses pourcentages avec ceux de l’ISIE. « Les tendances changent, indique le chef du département médias. Un sondage politique est une photographie prise instantanément et qui peut changer à tout moment, suivant les nouveaux éléments. Ça peut évoluer positivement ou négativement …».
20 heures sonne. L’équipe élabore un plan de communication avec les médias et annonce enfin en direct ses résultats… en dépit d’une interdiction imposée par la loi électorale. « Nous étions d’emblée contre cette interdiction. Le problème, c’est l’incompétence des uns qui nuit aux autres ». « Le sondage n’est ni ange ni démon : Nos chiffres reflètent une réalité, aussi provisoire soit-elle». Le responsable médias poursuit : « Je fus attaqué par un politicien lors de cette soirée électorale sur les ondes d’une radio privée. Il mettait en doute notre crédibilité. J’ai gardé mon calme. J’ai simplement expliqué notre méthodologie ».
Les sondages font des heureux, des malheureux, énervent, excitent : « Le sondage, c’est toute une culture. Elle s’acquiert avec le temps. Les échéances électorales successives nous ont permis de forger notre expérience et de démystifier le sondage d’opinion auprès du décideur et du simple citoyen », affirme Thouweiba Nafti.
Le sondage d’opinion aurait-il ainsi livré tous ses secrets en si peu de temps ? « Non bien sûr ! renchérit Wassim Ben Hmida. « Nous avons nos propres méthodes de travail. Nous développons nos propres outils de statistiques pour gagner en précision. La discrétion aussi bien que la confidentialité sont de rigueur ».
Les responsables de Sigma sont diplômés de l’institut supérieur de gestion, de l’école supérieure de Commerce, de la faculté des sciences. Des étudiants sont recrutés en tant que vacataires tout au long de l’année, au gré des enquêtes. « Ici, il n’y a pas de maillon faible, lance la directrice des études quantitatives. « Nous sommes une équipe soudée. Notre métier a ceci de particulier : il nous procure beaucoup d’émotion». Thouweiba Nafti déplore le manque d’écoles de statistiques en Tunisie : « il y a une seule école alors que le secteur des sondages se développe à un rythme effréné. C’est un métier d’avenir, l’un des meilleurs, n’en déplaise aux détracteurs ».
Sarra Rajhi