Internet partout, politique nulle part : la ville déconnectée

Par Robert Santo-Martino (de Paris pour Réalités)

Evgueny Morozov était à Paris où il a donné  une conférence au Collège d’études mondiales intitulée « Comment échapper aux pièges de la ville intelligente ? Technologie, démocratie et urbanisme ». E. Morozov n’est pas tout à fait un inconnu pour celui qui s’intéresse aux répercussions  politiques et économiques des nouvelles technologies de l’information.

Ce jeune essayiste d’origine biélorusse, chercheur associé à l’Université de Stanford, chroniqueur pour le magazine Foreign Policy, le New York Times ou le Guardian, a débuté sa carrière en faisant la promotion d’Internet qu’il présentait comme un outil au service de la démocratie dans les anciennes républiques soviétiques.

L’expérience ne l’a pas convaincu. Il en est revenu avec deux ouvrages : The Net Delusion – The Dark Side of Internet Freedom (2011), dans lequel il évente le mirage d’un Web émancipateur et générateur d’engagement civique dans les régimes autoritaires, les sociétés fermées, les pays en transition.

Dans To Save Everything, Click Here – The Folly of Technological Solutionism (2013), il mène la charge contre les discours simplistes qui masquent les enjeux réels des  applications informatiques et rabat les espérances des prophètes de la citoyenneté numérique.

Bien entendu, les dispositifs numériques disposent d’un potentiel démocratique et peuvent servir à diffuser une information, révéler la violence policière ou organiser des manifestations. Mais, la réflexion d’E. Morozov est singulière, critique sans être technophobe.

Sur l’étroite ligne de crête qui sépare l’enthousiasme Geek et l’hostilité viscérale aux innovations pouvant aliéner les individus, et par là, menacer le lien social, il invite à considérer les technologies numériques dans leurs environnements et dans leurs rapports à l’État et aux mouvements sociaux.

Il n’est habituellement pas très gratifiant de se montrer réfractaire au progrès et à l’intelligence. Aussi, quand de grandes entreprises telles Microsoft, Google, Cisco, IBM convergent pour promouvoir l’idée de villes intelligentes où, demain, une multitude de capteurs connectés d’un côté avec des bases de données, et de l’autre, avec les téléphones portables et les tablettes des habitants, permettront de réduire les embouteillages, la saleté ou la délinquance. Il est difficile d’exprimer de la réserve sans passer pour un réactionnaire obstiné à rouler en charrette à l’âge de l’avion.

Après tout, que craindre d’un container à ordures qui sonnerait quand il est l’heure de le sortir, de la borne d’un centre de santé qui adresserait un rappel pour prendre rendez-vous chez le dentiste, d’une voiture qui signalerait un rabais exceptionnel dans la boutique de vêtements préférée ?

C’est, objecte Morozov, que ce paradis inéluctable où l’Internet des objets devenu réalité, rendra la vie euphorique, n’est pas une prouesse gratuite et bienveillante.

Ce monde meilleur, la Silicon Valley en offre l’avant-goût. Depuis le printemps 2013, des  protestations se multiplient en Californie, devant les sièges de certaines sociétés, devant les bâtiments publics ou contre les bus privés confortables et connectés qui transportent, de San Francisco à leur travail, les employés riches, jeunes et trop précieux pour utiliser les transports publics.

Autobus qui, au demeurant,  empruntent les lignes publiques sans acquitter de redevance, engorgent le reste du réseau et font grimper les loyers à proximité des arrêts des navettes.

Étonnamment, plus les entreprises de haute technologie adoptent un modèle urbain, plus elles le traduisent par des mesures de mise à l’écart et de repli sur soi. Et, pour le peu  que l’on puisse connaître du Panopticon qui s’expérimente derrière leurs murs, ou sur leurs campus, artistiquement provocateurs, la tension économique qu’elles produisent est tangible dès leur voisinage.

Le Google Bus, véhicule des gens en même temps qu’il signifie l’accentuation des différences sociales. Dans un ordre d’idées homologue, le  projet de voiture autonome développé par la même société se comprend autrement quand on considère qu’il intègre la possibilité de contourner les endroits désagréables et les regroupements de sans abris. Dans la Valley, leur nombre a augmenté de 20% en deux ans et il s’est constitué, sous le nom de Jungle, l’un des plus grands camps de SDF des États-Unis.

Pour reprendre l’expression de César Hidalgo du MIT, elles démontrent que nos sociétés sont profondément topocratiques : la structure des inégalités sociales dépend de la façon dont nous sommes reliés aux autres.

Mais, il ne s’agit pas de, seulement constater qu’après avoir fait les beaux jours d’une classe moyenne égalitariste,  les utopies démocratiques initiales de la micro- informatique, ont failli et qu’elles inventent de nouvelles formes d’isolement.

Ce que souhaite souligner Evgueny Morozov, c’est que comme les industries qui l’ont précédé, les firmes des nouvelles technologies ne portent ni philosophie, ni révolution, ni une cause. Elles déséquilibrent les rapports de pouvoir existants et interviennent comme un groupe puissant qui promeut ses propres intérêts.

Parfois, ces intérêts peuvent s’aligner avec ceux de la société, parfois non. En d’autres termes l’innovation n’est qu’un euphémisme pour désigner des intérêts corporatifs plutôt qu’un agenda social et politique ambitieux.

Une ville connectée n’est pas une garantie de meilleure coexistence et de la liberté des personnes. Un étranger ne sera pas mieux accueilli. Ni le citoyen plus responsable.

Si la technologie change la donne, pourquoi donc la collecte et l’exploitation des données biographiques et biométriques s’articulent-elles si aisément au capitalisme à l’ancienne et au capitalisme néolibéral ?

Il y a certes le profitable commerce des dites données et la composition avec des autorités  peu tolérantes. À Kiev, les manifestants ont reçu un SMS d’intimidation : on sait que vous êtes là. Partez.

Mais il y a surtout que dans leur conquête des territoires vierges du numérique, les grandes entreprises ont trouvé en travers de leur chemin les questions sociales, le monde réel où s’expriment les conflits d’intérêts, avec des gagnants et des perdants. Bref, du désordre, de l’imagination et le droit à une opinion anonyme.

Voilà, qui s’accommode mal avec les algorithmes prédictifs et la synchronisation automatique. E. Morozov ne doute pas que la rentabilité de la prochaine génération de produits et de services passe par la reconfiguration des secteurs non technologiques et la substitution d’une idéologie de l’efficacité à l’idée de participation.

Une ville couverte de capteurs de données, n’est plus un espace public. Elle peut communiquer le sentiment de l’évacuation des conflits et des oppositions. Mais, elle n’accorde aucune part au désaccord et à la désobéissance civile.

Rosa Parks, qui initia en 1955 le mouvement des droits civiques en refusant de céder sa place à un passager blanc, n’aurait pas pu monter dans un autobus connecté.

Claude Shannon était ingénieur, mathématicien, jongleur et bricoleur farfelu. Il fonda, en 1948, la théorie de l’information avec un article d’une soixantaine de pages auquel rien n’est à ajouter. Avec lui, l’information devenait une dimension, une substance.

Une boite porte son nom : on la met en marche en appuyant sur un interrupteur qui déclenche un mécanisme électromécanique faisant sortir un bras articulé qui vient couper l’interrupteur. C’est une machine d’une grande sagesse.

R.S-M

Related posts

Monastir : un adolescent de 15 ans meurt noyé dans un bassin d’eau

Sousse : Saisie d’une quantité de cocaïne chez un étranger

Dossier de complot allégué : la justice reporte son verdict