Penny Pritzker, Secrétaire au commerce américain a appelé, lors de sa dernière visite en Tunisie à l’occasion de la tenue du forum tuniso-américain, le gouvernement à réformer la loi sur la faillite. Dans ce même cadre, Slim Chaker, ministre des Finances assure à nos partenaires que la réforme de la loi sur la faillite est incessante. Mais ces derniers se sont trompés sur la terminologie, puisqu’il était question de réviser la loi relative au redressement des entreprises en difficultés économiques, pas celle de la faillite. Cette dernière, et selon les experts, ne représente pas de défaillances, contrairement à la loi 95 sur le redressement des entreprises en difficultés économiques. D’ailleurs, un projet a été déjà préparé par le ministère de la Justice. Cette nouvelle version est contestée notamment par la commission de suivi des entreprises économiques, dans la mesure où le nouveau projet vient du côté des créanciers et limite les possibilités de redressement des entreprises, alors que cette loi a été promulguée à la base pour soutenir les entreprises en difficultés. Il faut rappeler que les banques font automatiquement une provision à 100% de leurs créances et les classent dans la catégorie 4 (créance irrécouvrable). Cette mesure ne permet plus aux entreprises d’obtenir un crédit, d’où l’impossibilité pour celles-ci de se redresser. Le projet de loi tel que présenté par le ministère de la Justice voulait intégrer la loi 95 dans un cadre général, celui du code du commerce, alors que cette loi est un mécanisme spécial et spécifique. La commission de suivi des entreprises économiques insiste à garder la spécificité et la particularité de cette loi. M. Sadok Dhaou Bejja, Directeur général de la promotion des PME et président de la commission de suivi des entreprises économiques, nous livre les derniers rebondissements par rapport à la révision de cette loi.
Quelles sont les circonstances dans lesquelles cette loi 95 sur le redressement des entreprises en difficulté a-t-elle été promulguée ?
Cette loi a été promulguée en1995 au moment de la signature par la Tunisie de l’accord d’association avec l’Union européenne. Pendant cette période, une étude a été faite sur l’impact de cet accord sur le tissu économique tunisien. Le résultat de l’étude avait conclu que si la Tunisie s’intègre dans la zone de libre échange avec l’UE, 30% des entreprises tunisiennes allaient disparaitre. En prévision de ce choc, nous avons pris des dispositions pour soutenir les entreprises qui seront éventuellement en difficulté. Parmi ces dispositions, il y avait notamment le programme de mise à niveau et la loi 34-95 sur le redressement des entreprises en difficulté. Finalement, les résultats de l’étude n’ont pas pu être prouvés, car il s’agissait d’une étude statique faite sans aucune vision prospective. Ceci étant, l’objectif de cette loi individuelle et particulière était d’aider les entreprises qui connaissent de difficultés à poursuivre leurs activités, à maintenir les emplois et à honorer leurs échéances financières envers leurs créanciers. Cette loi comporte trois mécanismes : la notification ou le signalement de signes précurseurs de difficultés économiques, le règlement à l’amiable et le règlement judiciaire.
Quelles sont les entreprises concernées par cette loi ?
Il faut rappeler que la PME peut passer par deux types de difficultés, conjoncturelles et structurelles. Cette loi s’occupe des entreprises qui sont en difficultés conjoncturelles. Le rôle primordial incombe au gestionnaire de l’entreprise pour détecter les signes précurseurs de difficultés économiques de son entreprise. Ces signes précurseurs peuvent être la baisse du rythme de l’activité, l’enregistrement de pertes, l’actif passif dépasse l’actif courant…C’est à l’entreprise en difficulté de prendre l’initiative et solliciter l’assistance de la commission de suivi des entreprises économiques. Outre le gestionnaire ou le propriétaire, selon la loi, trois autres parties prenantes sont concernées par la notification ou le signalement des signes précurseurs des difficultés économiques de l’entreprise, il s’agit du commissaire au compte, des créanciers ou du service de l’inspection du travail. Malheureusement, à part les commissaires aux comptes, rares sont ceux qui font cette notification. Pourtant, selon l’expérience, la majorité des entreprises sont sauvées grâce à ces signalements. Nous recevons en moyenne 150 dossiers d’entreprises en difficulté par an, mais nous savons pertinemment que le nombre est plus élevé. Si ce premier mécanisme, à savoir le signalement des signes précurseurs des difficultés économiques ne se fait pas, l’entreprise passe directement aux autres mécanismes, il s’agit du règlement à l’amiable et, dans une troisième étape, du règlement judiciaire. Nous avons recours à ces deux mécanismes quand les difficultés de l’entreprise se multiplient et l’entreprise peine à payer ses échéances, bien qu’elle demeure solvable.
Pour le règlement à l’amiable, un médiateur est nommé pour gérer les conflits entre l’entreprise et ses créanciers qui sont les employés, les banques, la CNAM, le fisc, les fournisseurs… Ce médiateur aura également pour mission de mette un plan de redressement de l’entreprise et le négocier avec les créanciers. Dans la plupart des cas, un arrangement se trouve et l’entreprise est sauvée. La commission sera amenée à étudier ce plan de restructuration de l’entreprise, afin de le valider ou le refuser. Malheureusement, tous les dossiers que nous recevons, au stade du règlement à l’amiable, sont déjà passés au règlement judiciaire. Encore une fois, le gestionnaire ou le propriétaire de l’entreprise a raté une deuxième occasion pour limiter les dégâts. Dans ce cas, c’est au juge de donner son verdict. Le règlement judiciaire vient quand l’entreprise se trouve dans une situation de cessation de payement. Généralement, l’entreprise a recours à ce mécanisme lorsqu’elle est poursuivie par les créanciers à travers des huissiers notaires ou à travers des confiscations. Ce n’est qu’à ce moment là, que le gérant vient déposer son dossier. Une fois l’entreprise est entrée sous le règlement judiciaire, toute poursuite pénale pour l’entreprise est gelée, un administrateur judicaire est nommé à la tête de l’entreprise afin de trouver le programme de redressement et un juge du tribunal commercial est nommé pour suivre cette entreprise. Dans cette période de contrôle l’administrateur judiciaire aura pour mission de préparer un plan de redressement de l’entreprise. Et selon la situation, le juge peut donner à l’administrateur d’autres attributions comme la gestion de l’entreprise s’il s’avère que le gérant est le responsable des difficultés. La commission vérifiera par la suite à travers une enquête si l’entreprise vit vraiment une crise ou c’est le gérant qui refuse juste de payer ses échéances et veux fuir ses engagements.
Pour faire son rapport, la commission de suivi des entreprises économiques aura-t-elle accès à toutes les informations concernant l’entreprise ?
Oui, c’est une commission multidisciplinaire composée des représentants de la Douane, du ministère des Finances, de la BCT, du ministère de l’Industrie. Nous avons accès à toutes les informations fiscales, bancaires et douanières de l’entreprise pour pouvoir analyser les données sur l’activité de l’entreprise et fournir au juge un rapport complet sur la situation de l’entreprise. La commission est chargée également de proposer un plan de redressement des entreprises.
Quels sont les plans de redressement possibles ?
Le plan de redressement dépend de quatre fonctions essentielles de l’entreprise à savoir la logistique (équipements et matériels fiables), le commercial (le produit demeure demandé sur le marché), le financier et le managérial. L’entreprise peut être sauvée si ces fonctions sont encore viables. Ainsi, le rapport de l’administrateur s’appellera un rapport de réactivité de l’entreprise. Si l’une de ces fonctions est défaillante par exemple, le problème vient de la fonction managérial et l’administrateur s’aperçoit que le gérant ou le propriétaire de l’entreprise est incapable de gérer l’entreprise, il peut proposer la poursuite de l’activité mais avec cession. Malheureusement, le gérant se trouve obligé de vendre son entreprise pour payer les créanciers. Quand l’administrateur trouve que les quatre fonctions de l’entreprise sont défaillantes il a le droit de procéder directement à la liquidation.
Quelles sont les défaillances de cette loi 95 que vous demandez aujourd’hui à réviser ?
Les points sur lesquels il y a un consensus concernent la notification des signes précurseurs des difficultés de l’entreprise. Malgré qu’un article dans cette loi oblige à la notification des signes précurseurs des difficultés de l’entreprise, rares sont ceux qui le font. Nous sommes d’accord également sur la révision de la période de contrôle au niveau du règlement judiciaire ou les poursuites pénales contre l’entreprise en question sont gelées. Malheureusement, cette période n’a pas été déterminée et devient une sorte d’esquive des entreprises puisqu’elles ne payent pas leurs dettes sans être poursuivies et sans avoir proposé un plan de redressement et ce pendant des années. Et là, des pratiques illicites peuvent être à l’origine de cette défaillance. C’est important donc de fixer cette période pour éviter toute dérive de l’entreprise et des responsables du dossier. . Dans le nouveau projet de loi, cette période sera fixée à six mois renouvelables de trois mois en cas d’approbation du juge. Dans les meilleurs des cas, neuf mois est la période de contrôle au cours de laquelle il faut trouver une solution finale pour la situation de l’entreprise. Un troisième point sera modifié dans cette nouvelle version de la loi 95, c’est l’équité entre les parties prenantes dans le cas des remboursements des dettes. En effet, la loi 95 dans sa version actuelle différencie entre les créanciers dans la récupération des dettes. Quand l’entreprise est amenée à rembourser ses créanciers, elle devra suivre un ordre de priorités : le premier sera les employés, puis l’Etat à travers la CNAM et le fisc puis les autres créanciers dont les banques. Et je touche la raison pour laquelle les banques ne font pas la notification des signes précurseurs des difficultés de ces entreprises. Elles savent que si l’entreprise arrive dans le cas de règlement à l’amiable ou judicaire, elles ne seront pas peut-être remboursées. Cette idée de sauver l’entreprise avant qu’il ne soit trop tard ne fait pas partie des préoccupations des banques. Dans le nouveau cadre de la révision de la loi 95, il a été décidé de procéder à l’égalité dans le remboursement des dettes, mais les employés demeurent les premiers puis viennent les autres. Cela va permettre d’améliorer l’intérêt général dans l’inscription dans cette loi et donc de procéder à la notification des signes précurseurs des difficultés. Par ailleurs, d’autres points de discorde entre le ministère de la Justice et celui de l’Industrie notamment l’individualisation de cette loi. Au niveau de la commission de suivi, des entreprises économiques nous demandons que cette loi demeure particulière et individuelle et ne pas l’intégrer dans le code général du commerce. Nous insistons au niveau du ministère de l’Industrie et au niveau de notre commission à garder cette philosophie pour laquelle cette loi a été promulguée. Cette loi doit rester un mécanisme de redressement et de sauvetage des entreprises en difficulté, non de récupération des dettes des créanciers.
La révision de cette loi a-elle-été recommandée par la Banque mondiale dans le cadre des réformes structurelles engagées par la Tunisie ?
Ce n’est pas tout à fait cela, puisque nous avons commencé à travailler sur la révision de cette loi depuis 2009. Parce que l’ancien régime avait d’autres préoccupations, ce qui a eu pour résultat de geler ce projet pendant quelques années. Aujourd’hui, la révision de la loi sur le redressement des entreprises en difficultés économiques fait partie de la matrice des réformes présentées par la Tunisie à ses partenaires financiers dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international en 2012. Parce que les choses trainent toujours que ces derniers et d’autres partenaires commerciaux nous ont recommandé de revoir cette loi.
Najeh Jaouadi