Par Dr Souhir Lahiani
Grâce à la révolution du Big Data, l’Intelligence artificielle (IA) a connu une impressionnante renaissance au cours des dernières années et est désormais omniprésente à la fois dans la recherche et l’industrie. Les secteurs créatifs ont toujours été des précurseurs des technologies de l’IA et cela continue d’être le cas. En fait, dès 2016, les développements technologiques ne cessent de repousser les limites des systèmes intelligents dans les applications créatives, comme le film «Sunspring», entièrement écrit par une technologie d’IA, aussi le premier album musical, appelé «Hello World», produit à l’aide de l’IA, ou encore, dans le domaine de l’écriture, un roman conçu par une IA développée par des chercheurs japonais qui a réussi à être présélectionné pour le prix littéraire Nikkei Hoshi Shinichi.
Les applications diversifiées de l’intelligence artificielle, allant de la médecine à l’industrie, de la finance à l’éducation, ouvrent des horizons inédits pour l’humanité.
Cependant, la Tunisie suit-elle cette trajectoire technologique ? Où en est la Tunisie par rapport aux avancées significatives à l’échelle mondiale en matière d’IA ?
Stratégie nationale de développement de l’IA
Le gouvernement tunisien a pris une décision historique lors du conseil des ministres du 2 février 2024. Il s’agit de la création d’un institut national des ingénieurs en intelligence artificielle.
L’institut proposera un programme de formation complet, couvrant une gamme diversifiée de domaines tels que l’art, la culture, les sciences humaines et sociales, le transport, l’économie et la gestion. Cette approche multidisciplinaire est essentielle pour préparer les futurs ingénieurs en intelligence artificielle à relever les défis complexes auxquels notre société est confrontée. En investissant dans le développement de compétences, d’infrastructures et d’écosystèmes favorables à l’IA, la Tunisie peut rejoindre la cour des grands et stimuler l’innovation, la croissance économique et la création d’emplois dans le pays.
La première initiative pour doter le pays d’une stratégie nationale de l’IA remonte à 2018 lorsque le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique de l’époque, M. Khalil Laâmiri, a mandaté une task force présidée par le Pr Jalel Ezzine (Enit), titulaire de la Chaire Unesco sur la science, la technologie et l’innovation, pour élaborer une stratégie nationale en la matière (Kaïs Mejri, décembre 2020).
Le premier atelier organisé en avril 2018 en partenariat avec l’Agence nationale pour la promotion de la recherche scientifique (Anpr), a révélé que la première démarche a été celle du cadrage et de la méthodologie. Dix groupes de travail spécialisés ont été mis en place. Malheureusement, cette initiative n’a pas progressé !
Principales initiatives menées en Tunisie
Les universités tunisiennes et les institutions de recherche ont commencé à s’intéresser activement à l’IA. En effet, de nombreuses universités tunisiennes offrent des programmes de formation en informatique, en ingénierie et en sciences des données. Nous enseignons la spécialité Intelligence artificielle (IA) comme filière dans quelques écoles d’ingénieurs et universités publiques et privées, aussi des masters de recherche et professionnels dédiés à l’IA, dont l’École nationale des sciences de l’informatique (l’ENSI), l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Tunis (l’ENSIT), l’Institut supérieur d’informatique et de multimédia de Sfax (l’ISIMS), l’Université centrale, Paris-Dauphine Tunis, etc. Mais nous ne disposons pas d’un institut dédié exclusivement aux ingénieurs en IA.
En effet, dans un monde de plus en plus dominé par l’IA, il est impératif de fournir aux jeunes Tunisiens les outils et les connaissances nécessaires pour exceller dans ce domaine en constante évolution. Un Institut national des ingénieurs en IA leur facilitera l’accès à l’emploi dans les domaines de l’IA et de la Data, tant sur le plan national qu’international.
Nous avons la possibilité de devenir un pôle d’excellence en matière d’innovation technologique, attirant les talents et les investissements du monde entier. Cela ouvrira de nouvelles opportunités économiques et stimulera la croissance et le développement de notre pays.
La Tunisie dispose de plusieurs atouts qui pourraient lui permettre de devenir un pays phare de l’Intelligence artificielle (IA) dans la région.
Elle compte même des lauréats en IA au niveau international, qui ont brillamment représenté le pays et ont contribué à sa renommée à l’échelle mondiale.
En effet, en novembre 2023, une équipe composée de quatre jeunes Tunisiens et d’un Camerounais, a pu remporter le premier prix du concours d’intelligence artificielle du meilleur projet pour le développement de l’Afrique, qui s’est déroulé dans la capitale éthiopienne, Addis-Abeba. Cette équipe a décroché le premier prix parmi 3 000 candidats et 866 équipes avec la participation de 47 pays.
Ces lauréats ont présenté un projet éducatif, qui prépare une plateforme pour aider les enfants autistes et ayant des difficultés avec le stress, à travers lequel ils utilisent l’intelligence artificielle afin de faciliter… le processus de compréhension des enfants.
Une croissance exponentielle
Conscient de son rôle crucial, l’écosystème tunisien de l’intelligence artificielle connaît une croissance exponentielle, et cette révolution numérique est fortement alimentée par l’IA qui joue un rôle central. En effet, l’année 2023 a été marquée par une multiplication de publications, des discussions, des initiatives et des événements à tous les niveaux : académiques, associatifs et au sein des établissements publics.
De son côté, l’Oxford Insights, le cabinet spécialisé dans le conseil des organisations et des gouvernements sur les opportunités stratégiques découlant de la transformation numérique, a publié en décembre 2023, un classement mondial des systèmes publics les plus prêts à absorber l’intelligence artificielle (IA).
La Tunisie est classée 81e à l’échelle mondiale, avec un score de 46,07. Au niveau des 3 piliers, elle a eu 48,31 dans la partie gouvernement, 38,47 dans le secteur technologique et 51,44 dans les données et infrastructure.
A l’échelle arabe, la Tunisie est classée à la 10e place. Les EAU occupent la 18e place mondiale, devant l’Arabie saoudite (29e) et le Qatar (34e). En Afrique, la Tunisie est classée 4e derrière l’île Maurice (61e place), l’Egypte (62e), l’Afrique du Sud (77e).
Il faut avoir l’infrastructure nécessaire pour que l’IA se développe davantage dans notre pays.
Néanmoins, il est crucial de reconnaître l’importance des associations spécialisées dans la promotion de la culture de l’IA. Elles jouent un rôle actif et essentiel dans l’enracinement et la progression de cette technologie.
L’Association tunisienne pour l’Intelligence artificielle
L’Association tunisienne pour l’Intelligence artificielle, ATIA, vient en réponse aux besoins changeants d’aujourd’hui et aux technologies en rapide évolution nécessitant l’intelligence artificielle pour fournir des outils et solutions d’aide à la décision permettant de mieux comprendre, prévoir et influencer la prise de décision humaine de grands groupes et populations. L’ATIA vise à promouvoir le rôle de levier socio-économique de l’Intelligence artificielle au profit de la société et des individus.
Dans le cadre de sa mission, l’ATIA entend fédérer les efforts de tous les acteurs publics et privés pour fournir un leadership éclairé et apporter les réponses nécessaires aux questions liées à l’IA, améliorer la compréhension des technologies d’intelligence artificielle, y compris la perception de la machine, l’apprentissage et le raisonnement automatisé en vue de faire face aux défis sociétaux.
« Tunisian Artificial Intelligence Society »
Reconnect, une association créée en 2021 par Dr Sami Ayari basée en France, a lancé le 22 mai 2023, la « Tunisian artificial intelligence society » (TAIS) dans le but de promouvoir une culture d’intelligence artificielle en Tunisie.
Selon l’association Reconnect, TAIS est un forum de discussion et de réflexion autour de l’intelligence artificielle, regroupant plus d’une vingtaine d’experts tunisiens en IA aux profils variés mais complémentaires : des chercheurs exerçant dans des universités internationales réputées, des dirigeants et des experts occupant des postes clés dans les grandes entreprises du GAFAM et dans le secteur financier. Les membres de cette association ont discuté l’idée d’un livre blanc sur l’IA en Tunisie.
Un écosystème de startups IA le plus actif en Afrique
La Tunisie abrite une communauté croissante de startups et d’entrepreneurs innovants dans le domaine de la technologie. Ces startups développent des solutions innovantes dans des domaines tels que la santé, l’agriculture, la finance et la gouvernance. Plusieurs startups tunisiennes spécialisées en IA ont vu le jour ces dernières années. Citons par exemple la startup tunisienne InstaDeep qui figure aujourd’hui parmi le top 100 des startups IA les plus prometteuses au monde, AMZISS qui s’est rapidement imposée en tant que leader tunisien dans le domaine de l’intelligence artificielle (IA), Enova Robotics, iCompass, MajestEYE, VdocLabs, Golix, APTYX, HistorIAR, Epilert, etc. Mais au-delà de ces startups en phase de pleine croissance, il existe plusieurs autres startups en phase de développement.
L’écosystème entrepreneurial tunisien est dynamique. Cependant, une révision des textes de loi est nécessaire pour favoriser sa progression de manière plus soutenue, ce qui encourage l’émergence de nouvelles idées et de nouvelles entreprises axées sur l’IA. Comme en témoigne Soulef Frikha : « Les lois existantes, généralement rigides et contraignantes, comme la loi startup-Act de 2018 qui se voulait souple pour les jeunes entrepreneurs, semblent désormais inadaptées à leurs besoins croissants. Ceci a engendré un nouveau projet de loi « Startup Act 2.0 », impulsé par ces entrepreneurs pour mieux répondre à leurs attentes ».
Des horizons inédits pour l’humanité
L’intelligence artificielle, malgré les défis et les inquiétudes qu’elle suscite, représente un potentiel extraordinaire pour métamorphoser notre monde de manière positive et stimulante. Les progrès fulgurants dans le domaine de l’IA ont déjà engendré des résultats remarquables dans une multitude de secteurs, catalysant une amélioration tangible de la qualité de vie et impulsant la croissance économique.
Il est impératif de continuer à œuvrer pour une réglementation internationale forte et une coopération entre les nations afin d’éviter les éventuelles répercussions néfastes de cette technologie.
Bien que des progrès soient en cours, il est important de reconnaître qu’il reste encore beaucoup à faire pour que la Tunisie puisse pleinement exploiter le potentiel de l’IA. Cela nécessite des investissements continus dans la recherche et le développement, l’amélioration de l’infrastructure technologique et la promotion d’un écosystème favorable à l’innovation et à l’entrepreneuriat.
*Docteure en sciences de l’information
et de la communication
Références :
- Mapping de l’écosystème de l’IA dans les pays du Maghreb, Kaïs Mejri, décembre 2020.
- Article intitulé : Tunisie : retour sur le lancement de la « Tunisian Artificial Intelligence Society», publié le 7 juin 2023, par Marie-Claude Benoit: https://www.actuia.com/actualite/tunisie-retour-sur-le-lancement-de-la-tunisian-artificial-intelligence-society-tais/
Notes :
1 Le script du film de science-fiction « Sunspring » a été entièrement écrit par un programme informatique, après avoir analysé des dizaines de scénarios de films célèbres. Le réalisateur Oscar Sharp et le chercheur en intelligence artificielle (IA) Ross Goodwin, ont mis au point un programme, appelé Benjamin, chargé d’écrire des scénarios de films. Jeudi 9 juin, ils ont dévoilé sur le site spécialisé Ars Technica le premier film né de cette IA. Sunspring est un court-métrage de science-fiction de 9 minutes, dont le rôle principal est tenu par Thomas Middleditch, rendu célèbre pour son rôle dans la série Silicon Valley.
2 Le 12 janvier 2018, est sorti « Hello World », fruit de la collaboration entre le compositeur Benoit Carré, l’IA Flow Machines et des artistes invités, dont Stromae en tête d’affiche.
3 Des chercheurs de la Future University Hakodate et d’une autre université japonaise ont développé une intelligence artificielle à la « sensibilité » littéraire. Les intervenants humains ont établi les « paramètres » de la nouvelle, comme la trame narrative et le genre des personnages. L’intelligence artificielle a ensuite écrit la nouvelle en sélectionnant des mots et des phrases préparés par des humains.
4 L’ATIA est créée le 26 Avril 2005 sous le visa n° 238 en date du 13 avril 2005 (JORT n° 76 page 1638) Site web officiel : https://atia.org.tn/
5 Soulef Frikha, maître-assistant en droit du travail et en investissement à l’Ecole nationale d’électronique et des télécommunications de Sfax (ENET’Com).