La démocratie est bien plus qu’un simple processus électoral. Elle nécessite une délibération contradictoire, des institutions solides, une stricte séparation des pouvoirs, une vérification de la conformité constitutionnelle des décisions et surtout un pouvoir exécutif neutre et fort. Malheureusement, notre jeune et vulnérable, pour ne pas dire chaotique, «démocratie» imagine pouvoir se passer de ces garde-fous. C’est impossible car, comme l’écrivait au dix-huitième siècle, le quatrième président des États-Unis (1809-817) et l’un des pères de la constitution américaine de 1787, James Madison : «Il faudrait pour cela que les hommes soient des anges» ! La plupart des Tunisiens ont vécu ce qui se passe sur la scène politique, précisément à l’Assemblée des représentants du peuple, comme un désastre, un tsunami qui a détruit les valeurs de la démocratie et emporté ses repères. L’apparent respect des règles du jeu démocratique ne saurait cacher la réalité d’une dangereuse dérive autoritaire. Le dilemme est vertigineux : faut-il renoncer à la démocratie pour endiguer cette dérive, ou attendre que celle-ci ait raison de la démocratie, voire de tous nos acquis ? En France, une très vieille démocratie bien cimentée, le conseil des ministres a prononcé le 24 avril 2018, la dissolution du groupe d’ultradroite Bastion social ainsi que celle de six autres associations qui lui étaient étroitement liées pour provocation à la haine accompagnée de violences commises par ses membres «pour recréer le chaos». Dans nos contrées, la mécanique politique choisie depuis dix ans, au nom de la protection de la jeune démocratie, a engendré une violence et une propagation d’idées incitant à la haine d’autant plus intolérable que le pays se clochardise dramatiquement. Il faut reconnaître que ce ne sont pas des dérives individuelles, des trajectoires cabossées, mais qu’il y a bien une dimension idéologique et politique. Entre stupeur et nausée, nous voilà donc projetés dans les marécages de la violence. Devenus malgré eux voyeurs passifs, les Tunisiens qui ont toujours fermé les yeux sur cette brutalisation politique, considérée avec indulgence dès lors qu’elle n’allait pas à l’agression physique, la sentent terriblement : avec l’agression physique perpétrée par le député Sahbi Smara contre Abir Moussi. Une digue a été rompue. Une frontière que la passivité, la nonchalance, l’indécence, la camelote idéologique, appelons cela comme on voudra, empêchaient jusque-là de franchir. Loin, très loin même, du petit jeu d’analyse auquel se prêtent les braillards de la politique politicienne avec la complicité moutonnière de quelques médias et qui apparait complètement dérisoire au regard de la gravité des faits, ce sera légitime d’accuser, en premier lieu, les politicards de ces dix dernières années qui ont refusé, à plusieurs reprises, de dénoncer sans équivoque ces faits incriminés, par idéologie ou par intérêt, compliquant la mise en œuvre d’une véritable démocratie. Légitime aussi de pointer la responsabilité du court – termisme des élites intellectuelles bien trop passives. C’est la honte des soi-disant «democrates» obnubilés par le spectre de l’ancien régime et qui se prêtent naïvement à des jeux de posture, sans vraiment se rendre compte qu’ils creusent ainsi leurs tombes politiques, le déshonneur d’une gauche, devenue l’idiot utile de l’islamisme, et qui a enfoui sa passion de liberté et de modernité. L’antidote au dysfonctionnement de la démocratie ne se trouve pas dans le culte de ceux qui ont kidnappé la révolution des jeunes au nom de la religion, les mensonges de démagogues, mais dans le travail patient et obstiné pour parvenir à desserer les deux mâchoires de l’étau qui écrase le pays : celle de l’islamisme, qui l’a dépouillé de l’aile tolérante et modérée de sa religion, et celle du populisme, actif sur le terrain de l’ignorance, que les deux fléaux labourent depuis des années.