Itinéraires de la Colombie à l’Algérie


Par Peter Cross (de Londres pour Réalités)

Le 17 avril, à la suite d’une longue maladie, l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, dit Gabo, est mort à l’âge de 87 ans. Le même 17 avril, le président algérien Abdelaziz Bouteflika s’est fait réélire pour un quatrième mandat, à l’âge de 77 ans.

La presse unanime a rendu hommage au géant littéraire sud-américain. Andres Schipani, correspondant du Financial Times pour les pays andins, rappelle que son œuvre la plus célèbre, « Cent ans de solitude, publié en 1967 avait porté à l’attention internationale un genre littéraire connu sous le nom de « réalisme magique ». Si le mélange de fantaisie et de naturalisme n’était pas l’invention de Garcia Marquez, il n’en est pas moins devenu inextricablement associé à son nom et son style a influencé bien d’autres écrivains. […] Dans une de ses nouvelles, L’Incroyable et Triste Histoire de la candide Eréndira et de sa grand-mère diabolique, un des personnages dit à l’autre : « ce que j’aime chez vous, c’est le sérieux avec lequel vous inventez des non-sens ». Pour l’auteur, il s’agissait d’une « déclaration absolument autobiographique », qui « ne définit pas seulement mon travail, mais aussi mon caractère. »

Dans un article pour Foreign Policy, Leela Jacinto de France 24 relate une scène de la campagne présidentielle algérienne :

À la veille de la fin de la campagne électorale, lors d’une de ses très rares apparitions à la télévision, un Bouteflika visiblement affaibli, a néanmoins laissé échapper quelques étincelles de son ancien caractère agressif – les coups de poing sur la table en moins. Filmé pendant sa rencontre avec le ministre espagnol des Affaires étrangères, José Manuel Garcia-Margallo, Bouteflika a accusé son principal challenger, Ali Benflis, de « terrorisme par voie de télévision ».

En fait le président faisait allusion aux avertissements du candidat de l’opposition contre la fraude électorale. […] Mais la fraude va plus ou moins de soi dans tous les scrutins en Algérie ; pour une majorité des Algériens, il ne faut s’attendre à rien d’autre.

Dans sa nécrologie pour The Guardian, le traducteur Nick Caistor relève que, « au début, comme beaucoup de Colombiens, Gabriel Garcia Marquez s’imaginait poète, jusqu’au jour où il a découvert Franz Kafka et a soudainement vu que tout était possible pour l’écrivain d’imagination moderne ». Caistor renvoie le lecteur vers son discours de réception du prix Nobel de littérature en 1982, dans lequel l’écrivain sud-américain avait lancé un appel passionné pour la compréhension des tribulations de son continent :

L’indépendance de la domination espagnole ne nous a pas mis à l’abri de la démence. Le général Antonio López de Santana, qui a été trois fois dictateur du Mexique, a fait enterrer avec des funérailles magnifiques sa jambe droite, qu’il avait perdue dans la Guerre dite « des Pâtisseries ». Le général Gabriel García Morena a gouverné l’Équateur pendant 16 ans comme un monarque absolu, et son cadavre a été veillé vêtu de son uniforme de gala et sa cuirasse de décorations assis dans le fauteuil présidentiel. Le général Maximiliano Hernández Martínez, le despote théosophe du Salvador qui a fait exterminer dans un massacre barbare 30 mille paysans, avait inventé un pendule pour vérifier si les aliments étaient empoisonnés, et a fait couvrir d’un papier rouge l’éclairage public pour combattre une épidémie de scarlatine. Le monument au général Francisco Morazán, érigé sur la place la plus grande de Tegucigalpa, est en réalité une statue du maréchal Ney achetée à Paris dans un dépôt de sculptures usées.

Nous n’avons pas eu un instant de calme.  […]. Il y a eu 5 guerres et 17 coups d’État, et  […] pendant ce temps, 20 millions d’enfants latino-américains mourraient avant d’atteindre l’âge de deux ans […]. En raison de la répression, il y a presque 120 000 disparus, c’est comme si aujourd’hui on ne savait pas où sont passés tous les habitants de la ville d’Uppsala. De nombreuses femmes enceintes ont été arrêtées et ont accouché dans des prisons argentines […]. Près de 200 000 femmes et hommes sont morts sur tout le continent, et plus de 100 000 ont péri dans trois petits pays volontaristes de l’Amérique centrale, Nicaragua, Salvador et Guatemala.

[…] Non : la violence et la douleur démesurées de notre histoire sont le résultat d’injustices séculières et d’amertumes innombrables, et non un complot ourdi à 3 000 lieues de notre maison. Mais nombre de dirigeants et penseurs européens l’ont cru, avec l’infantilisme des grands-parents qui ont oublié les folies fructueuses de leur jeunesse, comme s’il n’y avait d’autre destin que celui de vivre à la merci des deux grands propriétaires du monde. Telle est, amis, l’ampleur de notre solitude.

Pour sa part, Leela Jacinto relie les absurdités du présent algérien aux traumatismes de son passé :

En matière d’élections surréalistes, il est difficile de faire mieux que ce scrutin présidentiel algérien.

[ … ] La campagne a été un vaste jeu de piste à la recherche d’un oiseau d’une espèce disparue. Alors que les émissaires de Bouteflika, dont l’ancien Premier ministre Abdelmalek Sellal, sillonnaient ce vaste pays, le dirigeant regardait son peuple du haut de ses portraits suspendus dans les stades de football et sur les tribunes électorales. Mais le candidat lui-même est resté invisible et inaudible.

[ … ]

Mais il semblerait que Bouteflika est tout de même un président populaire. […] Ou lui attribue la stabilité retrouvée d’un pays brisé par la violence grotesque de la guerre civile des années 1990.

On ne saurait surestimer l’importance de la stabilité pour une nation née des chambres de torture coloniales, dont les leçons de brutalité ont été rapidement apprises par le FLN, qui a gouverné l’Algérie depuis l’indépendance.

Une fois seulement, en 52 années écoulées depuis l’indépendance, le FLN a failli perdre le pouvoir. C’était en 1992, face au FIS, et l’annulation des élections a à son tour déclenché un bain de sang, ce conflit d’une brutalité inouïe surnommé « la sale guerre » dans lequel quelques 200.000 personnes ont péri.

Le souvenir de ce passé sanglant a freiné l’appétit des Algériens pour le changement et son lot d’incertitudes. En 2011, les vents du printemps arabe ont soufflé sur toute l’Afrique du Nord – mais se sont arrêtés à la frontière algérienne. Aujourd’hui, l’Egypte ressemble étrangement à l’Algérie de 1992, les forces laïques en Tunisie combattent leurs propres islamistes, et en Syrie Bachar al-Assad se bat contre une menace jihadiste qu’il a lui même contribué à façonner. La leçon des soulèvements 2011 est si bien assimilée par le peuple algérien que, pendant la campagne électorale, les partis d’opposition ont été réduits à répéter « Ici, ce n’est pas la Tunisie ».

Mais laissons le dernier mot à Boyd Tonkin, le très influent rédacteur littéraire de The Independent :

 Le 21 mai 1948 à Carthagène des Indes, Gabriel Garcia Marques, alors étudiant en droit et aspirant littérateur […] publia son premier article qui, de façon indirecte, évoquait le couvre-feu et l’état de siège imposés à la ville après les premières massacres de « La Violencia » – cette guerre entre libéraux et conservateurs colombiens qui, plus tard, précipita une crise générale de l’État suivie de près de six décennies de carnage, de conflits et d’instabilité.

Au cours de ces jours sombres, […] on avait parfois l’impression qu’il n’y avait que la prose empreinte de vie d’un seul homme pour maintenir une lueur d’espoir face à l’anarchie, la tyrannie et la barbarie. Pendant les années de plomb dominées par les escadrons de la mort et les barons de la drogue, Gabo représentait en quelque sorte la Colombie idéale, ou plutôt la vraie Colombie, exilée dans son imagination. Non seulement fascina-t-il la république mondiale des lettres après la parution de Cent ans de Solitude en 1967 ; il incarna et exprima l’âme d’une nation blessée, et l’aida ainsi à guérir comme aucun général, magnat ou politicien aurait pu faire. Alors ça, c’est du réalisme magique.

P.C.

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