Je comprends que mon article «un livre tendancieux» ( Réalités N° 1998 du 9 au 15 mai 2024) puisse susciter des réserves, voire une levée de boucliers dans une scène culturelle en plein désarroi. Le débat d’idées n’a plus bonne presse, désormais. Ne parlons pas des fantasmes et fadaises qui ont souvent tôt fait de tourner au blasphème !
L’heure est désormais aux terroristes «intellectuels», aux inquisiteurs fiers de leur infamie. Ils nous disent ce qu’il faut dire et penser sous peine d’instruction morale ou d’exécution sur les réseaux sociaux. Accepter de se plonger dans la complexité des sujets brûlants n’est guère dans l’air du temps. Accepter l’idée qu’on ait pu être mêlé de près ou de loin à un scandale, non plus. Une impasse fortement dramatique dans laquelle il ne peut y avoir que des tombereaux de brocards, d’outrages et de sottises qui noircissent l’humeur culturelle et sèment, dans une intelligentsia affolée, la nervosité et l’hystérie polémique.
On n’aurait peut-être pas dû y prêter attention. Et puis quand même, il s’agit d’un sujet culturel vital.
Ce n’est pas la première fois qu’un livre de Jean Fontaine (1936-2021) provoque la colère de la scène culturelle. L’auteur a publié, durant plusieurs années, des livres qui ont nécessité des réactions et des mises au point telles qu’ils ont fini par perdre toute crédibilité. Certaines personnes, des amis de l’auteur qui ont bénéficié de ses égards dans le fameux «Histoire de la littérature tunisienne», ont fait l’éloge de l’»opus» du Père Jean Fontaine, considérant que le «remue-ménage» qu’il a provoqué rend service aux «débats fertiles», alors que la majorité des gens a estimé qu’il ne faisait que “jeter de l’huile sur le feu”.
Il faut reconnaître que ce livre, paru en trois volumes chez Cérès éditions, avec la collaboration de l’Institut français de coopération, se situe dans l’enclave de la logique orientaliste qu’on croyait déjà révolue.
C’est une logique dont a souffert pendant longtemps la culture tunisienne et qui fut, d’ailleurs, dénoncée par nombre de chercheurs tunisiens et étrangers. De même, d’éminents orientalistes comme Blachère, Pellat, Berque ont tenté de circonscrire ce phénomène dans des œuvres d’une honnêteté, d’une sincérité et d’une profondeur incomparables. Mais le Père Jean Fontaine nous a ramenés à une période sombre de l’orientalisme. Il s’est entêté donc à défoncer des portes ouvertes, rétablir des critères d’évaluation arbitraires dont les principaux fondements sont l’exclusion, l’occultation et le primat de la médiocrité sur la qualité. Il a ainsi délibérément passé sous silence des noms d’hommes de lettres tunisiens éminents comme Sadok Mazigh, le traducteur du coran, Abdelkader Mhiri, Mohamed Yalaoui, le grand poète Jaleleddine Naccache, Zoubeida Bchir, Souilmi Boujemaa, et j’en passe car la liste est très longue.
Comment expliquer donc le fait qu’il ait consacré de nombreuses pages à des noms qui ne devraient pas y figurer, sinon par l’adoption de cette vieille et misérable logique orientaliste qui a toujours tendance à privilégier la médiocrité et à la consacrer comme un phénomène essentiel dans la scène culturelle tunisienne.
On peut conclure donc, et sans hésitation, que les fâcheuses incidences de ce genre de livres ne s’arrêtent pas seulement à la nuisance à la littérature tunisienne, mais qu’elles touchent également à la fiabilité et à la sincérité même de plusieurs orientalistes. Pire encore, ce livre, «Histoire de la littérature tunisienne» de Jean Fontaine sape à son insu peut-être, les précieux travaux de la nouvelle génération d’orientalistes qui, depuis la fin du vingtième siècle, croyaient avoir réajusté et dépassé l’ancienne logique orientaliste.