Infatigable, passionnée de cartographie, Jeanne étudie, sans répit, l’eau, les plantes, le sol et la paysannerie tunisienne ou marocaine. Le cimetière enterre sans parvenir à gommer les traits de caractère.
Pratiquée tout au long d’une longue existence, la conduite, seule observable, donne accès à l’intériorité, par définition ineffable. Chez Jeanne, la subjectivité, certes insondable, associe la générosité à une perpétuelle disponibilité.
A ces deux suprêmes qualités répond la distanciation eu égard à l’argent. Au CERES, l’économe tend à Jeanne l’enveloppe garnie d’une somme. Elle correspond à sa participation aux cartes géographiques élaborées sous la direction de Hafedh Sithom. Étonnée, Jeanne remet le paquet, refuse le pactole et dit : « J’ai mon salaire et il me suffit ».
Depuis, pour les enseignants et chercheurs épatés, Jeanne demeure l’icône inégalée à l’heure où l’enjeu pécuniaire surexcite la majorité. Un attachement réciproque et immémorial unit Jeanne à Mélika. Pour cette raison, elle vient souvent, très souvent mais jamais assez, chez nous, à la maison. Auprès d’elle, nul n’a envie de quitter la veillée prolongée. A Yanis, mon petit-fils, je dis, une fois Jeanne partie : « Elle parle beaucoup ». Il me répond, sur le champ : « Oui, mais elle apporte beaucoup de cadeaux ». De la bouche des enfants, jusqu’à 18 ans, sortait l’unique vérité. Après, ces pauvres diables deviennent, presque tous, insupportables. Le 26 février, Jeanne s’en allait. A deux pas de sa tombe, sur une plaque mortuaire figurent trois noms, pour moi si émouvants : Georges, Gladis et Serge Adda. Leur contemplation charrie une commémoration. Sur la tombe de Jeanne quatre collègues et amies énoncent, tout à tour, l’oraison. Par l’émotion, ressentie et communiquée, ces propos me rappellent Bossuet.
La plus célèbre de ses magnifiques oraisons funèbres finit ainsi : « Madame se meurt, Madame se meurt, Madame est morte ». Écrivain hors pair, il crée la phrase à rythme ternaire. La formulation grimpe la pente, atteint le palier supérieur puis descend et meurt. La répétition de l’oscillation exerce un effet de séduction.
Combinés, l’art du vitrail et la magie des mots pointent vers Baudelaire, le prince du verbe, du rythme et de la rime : « Les couleurs, les parfums et les sons se répondent ».
Jeanne, juive, prend parti pour la Palestine et contre l’occupation juive. Lorsque Pierre Baurdieu, à la différence d’Alain Touraine, vitupère l’invasion de l’Irak, paraissait mon article paru dans la revue « Peuples méditerranéens » dirigée par Paul Vieille. J’y écrivais ceci : « Il n’est pas donné à tout homme de ne naître qu’à un endroit et d’être la crème des hommes ». Surplomber le sentiment d’appartenance pour y débusquer l’inconséquence donne à voir le soldat américain auto-immolé par le feu pour protester contre le génocide israélo-américain du peuple palestinien.
Jeanne, aussi, agit ainsi. Par ce temps pluvieux, le ciel, brumeux, pleure sur la tombe remplie de fleurs et entourée d’amoureux. Cependant, une étrange absence me surprend, celle d’Ahmed Smaoui, géographe et vétéran de « Perspectives » avec Jeanne, Noureddine Ben Khedher et d’autres.
Je l’imagine au bout du rouleau pour ne pas être là. Torturé, il porte plainte contre Tahar Belkhodja, l’ancien ministre de l’Intérieur pour des ongles arrachés. Avec mille et un souvenirs, tout cela voltige sur la tombe inapte à effacer la mémoire léguée par la personne de qualité. A 82 ans, Jeanne traversera une ample tranche d’histoire tunisienne et marocaine. De gauche jusqu’à la moelle des os, elle unit la rigueur intellectuelle et la soif de la vie bien remplie.
Son esprit critique sabre les prétentions académiques ou œcuméniques. Pour elle, pétrie de lucidité, curés, enturbannés ou rabbins ne valent rien. Son long chemin a partie liée avec le doute cartésien. Elle adore dialoguer avec Mariam et Mélika, ses préférées. Au téléphone et chaque jour, leur palabre fleure un véritable amour. Pourtant, au beau milieu de la discussion et bras levés, elle interrompt le soupçonné d’incompréhension : « Mais non ! C’est idiot. Tu racontes n’importe quoi ! » On est intrangisant ou on ne l’est pas ! Mélika lui dit : « Tu peux arrêter de parler ? » Jeanne se tait.
Elle aurait envoyé sur les roses tout autre que Mélika. Mais Mélika, c’est Mélika !
Au dernier moment, une amie dit à Jeanne mourante : « Courage, tu es forte, tu vas surmonter ». Jeanne lâche la tête. Elle sait le départ, inéluctable, arrivé. Rollo May écrit : « L’homme doit trouver en soi et pour soi, le sens de sa propre vie et ce n’est pas dans la fuite des réalités, mais dans leur acceptation profonde, y compris l’acceptation de la mort qu’il se reconnaîtra comme homme ». Jeanne va jusqu’au bout de sa trajectoire assumée avec lucidité. Doris Lund ajoutait : « Qu’on la laisse mourir dignement dit Mary Lou doucement. Je lui ai promis une fin paisible ».
Nous nous sentons, quelque part, vidés quand s’en va, soudain, l’être apprécié auquel nous nous sommes accoutumés. Jeanne était là, comment est-il possible qu’elle ne soit plus là ?