Dictature, révolution, transition, élections : de jeunes artistes du théâtre contemporain en font des créations. Pièces par pièces, ils essaient de recoller des morceaux de leur vécu…Comme sur une planche de salut.
A bord d’un paquebot jeté sur une île par de vents violents, un crime est commis mystérieusement. Alors que les intrigues se multiplient et que le moteur de l’embarcation reste introuvable, les passagers sont confrontés à un capitaine, tout aussi dictateur que manipulé par son entourage. Parmi ces passagers, une journaliste à l’affût de révélations. Au fil des investigations, elle découvre des secrets et… une machination. « Elle va se retrouver elle-même au cœur de cette manigance…En fait, tout le monde tentait de chasser le dictateur….. pour prendre sa place», résume Walid Dghenis, metteur en scène de la pièce théâtrale « El makina » ( La machine).
Le dictateur n’était pas seul …
La pièce se jouait pour la première fois ce mardi 6 janvier à l’espace culturel Al Hamra où un hommage est rendu à la Révolution. Des créations théâtrales de jeunes artistes tunisiens et français de la mouvance contemporaine y sont représentées pendant une semaine.Dans l’élégance de cet espace qu’abrite l’une des plus vieilles artères de Tunis, rires, discussions et répétitions s’entremêlent et s’entrecoupent en ce milieu d’après midi…La pièce inaugurale de la manifestation est programmée pour 19 heures. La troupe qui mettra dans quelques heures sa « Makina » en marche, est presque au complet. Cinq jeunes, entre 28 et 32 ans : metteur en scène, comédiens, productrice …. La plupart sont d’anciens étudiants à l’Institut supérieur d’art dramatique. Certains d’entre eux ont manifesté leur passion pour le quatrième art, bien avant cette date : au théâtre scolaire. Au temps d’un régime où l’expression était sous surveillance policière : « La dictature figurait dans nos œuvres, d’une manière symbolique, dissimulée bien entendu…», se souvient Walid Dghenis. «Une révolution, c’était inimaginable à l’époque. Pendant 23 ans, Il y avait certes un dictateur mais il n’était pas seul. Un système puissant le soutenait. Tout était imbriqué, sans issue, sans lumière». Pour le metteur en scène,le plus dur à supporter était la passivité du peuple.»Notre inertie donnait des forces à la dictature. Nous étions barricadés». Il évoque dans quelles conditions il a développé sa passion. «A vrai dire, il y a toujours eu une activité théâtrale à l’école. Des groupes d’élèves se forment et réalisent des projets. Mais, sans moyens, sans encouragements.Les élèves se déplaçaient à travers les régions pour faire des représentations. Dans des foyers où ils devraient passer la nuit, il n’y avait même pas de couvertures. Ils étaient obligés de repartir le soir même». Après la révolution, la situation n’a pas trop changé : « les moyens se font toujours attendre ». Il lance : « Vous comprenez le succès des fondamentalistes dans les quartiers ? « Le metteur en scène ne cache pas un sentiment de désespoir qui l’avait envahi quelques temps après la délivrance du 14 janvier : «Autant j’étais heureux ce jour-là, autant j’ai déchanté un mois après…J’ai senti que la Révolution a échoué, que rien n’allait changer, que les mentalités étaient formatées pour l’éternité». De cette détresse, une pièce va naître.
Dérapage et détournement
Alors que les sièges rouge cramoisi de la salle du spectacle sont encore inclinés, des comédiens inspectent le plateau. Quelques détails du décor sont encore à régler. La troupe n’est pas à sa première création. Trois autres pièces ont été déjà réalisées : « Clandestino » en 2010, une pièce à cheval entre la dictature et la révolution, « Infilet » (Dérapage) en 2011, une réflexion sur l’après 14 janvier et « Iltifef » (Détournement d’une révolution) en 2012. « Nous pensions avoir échappé à la dictature, nous nous sommes retrouvés nez à nez avec les pires ennemis de l’art». Walid Dghénis énumère les tentatives d’intimidation qui ont visé les artistes pendant le mandat de la Troïka: l’affaire el Abdaliya, la journée mondiale du théâtre en 2012 qui s’est transformée en une journée de violences, les festivals interdits à cause de la menace salafiste et l’agression des artistes… «Notre pièce Iltifef n’a pas été sélectionnée lors des Journées théâtrales de Carthage de 2012. C’est clair : ceux qui essayaient de détourner la révolution se sentaient visés… ». La déception est digérée : la pièe sera récompensée à l’étranger.
Amani Belhaj, 28 ans, a joué dans Iltifef, Infilet…et se prépare à entrer dans quelques heures sur scène pour démasquer les intrigues d’« El Makina ». Elle tire une longue bouffée de sa cigarette avant d’expliquer : « Le passage de la dictature à la liberté n’était pas facile ». Elle était au milieu de la foule à l’avenue Habib Bourguiba le 14 janvier. Fière et rebelle. Plusieurs semaines après, « j’avais du mal à réaliser ce qui se passait. Il y avait une sorte d’opacité. On ne savait pas quelle direction allait prendre le pays, c’était à la fois exaltant et angoissant ».
La jeune artiste n’avait pas d’autre choix que de se ressaisir. Elle se concentre désormais sur des rôles, tous évocateurs de la Révolution et l’après révolution…Avec un ressentiment. Elle en veut aux médias d’abord : « Nous avons reçu des prix surtout dans d’autres pays mais peu de journalistes tunisiens s’y intéressent». Elle en veut aussi à l’Etat qui ne pense toujours pas à créer des espaces culturels. « En Italie, dit-elle, les usines délaissées sont confiées aux artistes pour qu’ils les transforment en des lieux de spectacle ». Elle est convaincue : « le seul combat contre le terrorisme doit être mené par l’art et non par les armes ». « Sommes-nous préparés ?, se demande-elle « Nous étions dans un désert intellectuel, le combat ne fait que commencer ».
A la recherche d’une intelligence perdue…
« On focalise sur l’argent confisqué par Ben Ali pour le restituer. Ben Ali a fait pire : il a privé toute une génération de culture. Il lui a volé son intelligence et son esprit critique. Que faire pour les récupérer ? », s’interroge de son côté Ezzedine Ganoun, directeur de l’espace el Hamra.Dans la salle de réception, il assiste paisiblement à la gestation de la troupe avant le spectacle. Il rappelle qu’ à l’Indépendance, vers les années 60, beaucoup d’avantages étaient accordés aux étudiants. « Ceux qui voulaient suivre des études de dramaturgie bénéficiaient d’une bourse. Bourguiba avait un projet, l’Etat avait une orientation culturelle. Bref, il y avait toute une politique de décentralisation du théâtre. Pendant le règne de Ben Ali, la décision politique existait mais protocolaire et sous surveillance. ».
Dans quelques minutes, «el Makina» va fonctionner à plein régime sur la scène d’el Hamra, drapée de rouge et de noir. D’ici l’été, une nouvelle pièce sera créée.
Après la dictature, la révolution, la transition, les élections …la troupe opte pour de nouvelles orientations « Il y a comme une sorte d’accalmie en ce moment à la faveur des scrutins législatifs et présidentiels. Cela va-t-il durer , je ne sais pas… », concède le metteur en scène. Dans ses projets toutefois, un théâtre comique, ironique, …comme au bon vieux temps : «Le public tunisien aime la caricature, la dérision…Des mises en scène inspirées d’histoires politico politiciennes. « Sans politique, il n’y a pas de théâtre, ceci est vrai depuis l’antiquité ».
Sarra Rajhi